
Des membres de la police frontalière indo-tibétaine (ITBP) montent la garde près d'une fillette assise sur le trottoir après l'assouplissement partiel du couvre-feu pendant quelques heures à Leh, le 27 septembre 2025. © Tauseef Mustafa, AFP
Réputée autant pour sa beauté que son importance stratégique en Asie du Sud, la région du Ladakh, dans le nord de l'Inde, était jusqu’ici restée relativement paisible, malgré des frontières parmi les plus instables au monde. Mais le 24 septembre, des manifestations anti-gouvernementales y ont dégénéré, provoquant l’une des pires vagues de violence dans la région depuis des décennies.
Quatre personnes sont mortes et des dizaines d'autres ont été blessées. La police a ouvert le feu alors que des manifestants, qui protestaient pacifiquement depuis des semaines, ont incendié un bureau local du BJP (Bharatiya Janta Party), le parti au pouvoir en Inde, blessant des agents de sécurité.
Le ministère indien de l'Intérieur a déclaré que la police avait tiré en "légitime défense" et a imputé la responsabilité des violences aux "discours provocateurs" de Sonam Wangchuk, un militant écologiste. Ce dernier était en effet à la tête des manifestations depuis le 10 septembre en observant une grève de la faim. Il a été arrêté en vertu de la loi indienne sur la sécurité nationale pour avoir prétendument incité à la violence.
Au-delà de cette fronde locale, les manifestations au Ladakh et la répression ordonnée par New Delhi pourraient avoir de sérieuses répercussions pour le gouvernement de Narendra Modi. Elles risquent d’éroder la confiance envers le pouvoir indien dans cette région qui l’a activement soutenu lors des guerres et des affrontements avec son voisin chinois, le long de la ligne de contrôle effectif (LAC).
Revendications croissantes en faveur de l'autonomie
Le mécontentement croissant de la population du Ladakh, en particulier des jeunes, couve en réalité depuis au moins 2019, date à laquelle cette région a été séparée de l'ancien État indien du Jammu-et-Cachemire et a perdu son statut semi-autonome en passant sous le contrôle administratif direct de l'Inde.
À l'époque, de nombreux Ladakhis, dont l'activiste Soman Wangchuk, ont accepté la nouvelle administration, contrairement au Cachemire voisin qui a connu une vague de violence et de répression à l'encontre de toute dissidence.
Mais avec le temps, les Ladakhis ont commencé à sentir que le contrôle direct du gouvernement central ne jouait pas en leur faveur.
"Les gens ont réalisé que la perte totale de leur autonomie était un problème. Nous avons perdu le contrôle de nos terres, de nos emplois et de nombreuses décisions importantes sont désormais entre les mains de bureaucrates qui ne connaissent ni notre peuple ni notre culture", explique Mohommad Ramzan Khan, un avocat qui a vécu toute sa vie à Leh, la capitale du Ladakh, également membre d'Apex Body, l'un des groupes responsables de l'organisation des manifestations.
"Nous avions demandé le statut d'État, c'est-à-dire de garder un certain contrôle législatif ou une garantie constitutionnelle qui donnerait aux populations locales un pouvoir d'action", précise-t-il.
Selon Mohommad Ramzan Khan, outre le chômage généralisé qui touche la région, l'une des questions les plus urgentes concerne la manière dont les terres et les écosystèmes fragiles du Ladakh sont gérés.
Depuis qu'il a pris le contrôle du Ladakh, le gouvernement a annoncé des projets touristiques, solaires et industriels à grande échelle dans la région, nécessitant des milliers d'hectares de terres. "La terre est liée à la culture locale et son écosystème est très vulnérable à toutes ces industries et à tous ces hôtels qui s'ouvrent", déplore l'activiste, ajoutant que malgré ce développement effréné, les jeunes du Ladakh restent sans emploi.
Les organismes locaux de défense des intérêts du Ladakh, principalement composés du Leh Apex Body et de la Kargil Democratic Alliance, réclament l'autonomie depuis des années, mais le gouvernement central dirigé par Narandra Modi continue d'ignorer leurs demandes. Frustrée, la population du Ladakh, menée en grande partie par ces deux groupes et par Soman Wangchuk, ont lancé le mouvement de protestation le 10 septembre. Le militant, considéré comme un héros par beaucoup pour son travail en faveur de l'environnement, a entamé une grève de la faim avec ses partisans, refusant de s'alimenter jusqu'à ce que leurs revendications soient satisfaites.
"Une sorte de révolution de la génération Z"
Les manifestations sont restées pacifiques jusqu'au 14e jour de la grève de la faim, lorsque deux participants âgés se sont effondrés et ont dû être hospitalisés. Selon Mohommad Ramzan Khan, cet événement a marqué un tournant qui a incité les jeunes du Ladakh à rejoindre le mouvement.
Le lendemain, "le Parc des martyres, où se déroulaient les manifestations, était tellement bondé qu'il n'y avait pratiquement plus de place pour bouger. Il devait y avoir six ou sept mille personnes", principalement des jeunes, se remémore l’avocat.
"C'est une réaction spontanée de la jeunesse, une sorte de révolution de la génération Z, qui l'a poussé à descendre dans la rue", avait de son côté salué le militant de l’environnement Soman Wangchuk dans une vidéo.
"Frustrés" par les appels à des manifestations pacifiques, "ils ont jeté des pierres, incendié un véhicule de police, puis se sont rendus au bureau du BJP et l'ont brûlé » explique Mohommad Ramzan Khan. "Je pense qu'ils en avaient assez de nous aussi. Ils avaient perdu toute confiance dans le gouvernement et dans la démocratie."
Sonam Wangchuk a lancé des appels publics pour mettre fin à la violence et a interrompu sa grève de la faim avant son arrestation le 26 septembre. Depuis les affrontements, un couvre-feu a été instauré dans plusieurs parties du territoire.
Jeudi, le gouvernement a libéré 26 personnes arrêtées lors de ces manifestations, en signe d’apaisement. Sonam Wangchuk demeure quant à lui emprisonné. Sa femme a écrit une lettre à la présidente de l’Inde, Droupadi Murmu, pour demander sa libération, dénonçant une "chasse aux sorcières à grande échelle".

"Un immense sentiment de trahison"
Dans cette région aux confins du Pakistan et de la Chine, ces tensions ont par ailleurs une forte portée symbolique.
Tragique ironie du sort, l'un des quatre locaux tués lors des manifestations était en effet un soldat de 46 ans qui avait servi dans l'armée indienne et combattu dans la guerre de Kargil contre le Pakistan en 1999. Les vidéos du père en larmes de cet homme sont devenues virales sur les réseaux sociaux.
Les soldats ladakhis ont joué un rôle clé dans les combats menés par l'Inde le long de ces frontières instables, au cours de multiples guerres et tensions frontalières avec le Pakistan et la Chine.
"Mon père et mon grand-père ont servi dans l'armée indienne", explique Mohommad Ramzan Khan. "Presque chaque foyer de la région compte quelqu'un qui a combattu à la frontière. Il règne donc actuellement un immense sentiment de trahison et un changement radical dans l'opinion publique à l'égard du gouvernement central."
Un sentiment exacerbé lorsque des responsables indiens ont également qualifié les manifestants d'"antinationaux", allant même jusqu'à affirmer qu'ils auraient pu bénéficier d'un financement du Pakistan ou de la Chine.
Selon Aadil Brar, analyste indo-chinois basé à Taïwan, les médias chinois ont souligné l'ironie de présenter Soman Wangchuk comme "antinational". Ce dernier, bien connu en Chine pour avoir inspiré un film bollywoodien très populaire, avait ouvertement appelé au boycott des produits chinois pour protester contre l'attitude "expansionniste" de Pékin. "La voix patriotique qui s'est élevée contre la Chine est aujourd'hui détenue par son propre gouvernement pour avoir mené une manifestation pacifique. À cet égard, la démocratie indienne apparaît comme instable et fragile dans les médias chinois", explique-t-il.

"Un terrain de jeu militaire pour l'Inde et la Chine"
La Chine n’a pas communiqué officiellement sur la situation au Ladakh. Mais il ne fait aucun doute qu’elle suit la situation de près. Cette région est un plateau de haute altitude flanqué de deux zones litigieuses. À l'est se trouve Aksai-Chin, contrôlé par la Chine mais revendiqué par l'Inde, et à l'ouest Gilgit Baltistan, dans le Cachemire administré par le Pakistan.
"Il faut considérer cette région comme un terrain de jeu militaire pour l'Inde et la Chine. Il s'agit d'une zone militarisée active entre deux puissances nucléaires, avec des milliers de soldats de chaque côté… plus de 100 000, selon certains experts" souligne Aadil Brar.
"Les deux pays ont investi massivement dans le développement des infrastructures de la région. Et le Ladakh revêt une importance historique considérable. Dans le discours chinois, la frontière reste indéterminée. Il faut donc replacer les manifestations et les soulèvements dans ce contexte. Le mécontentement actuel n'est pas une bonne chose pour New Delhi, surtout à long terme."
Pour l'instant, la Chine et l'Inde connaissent une période de calme relatif le long de la frontière. L'avenir et l'autonomie du Ladakh restent à déterminer, mais l'attitude du gouvernement Modi à l'égard des manifestations risque d'aliéner une communauté dont la coopération a été essentielle au maintien d'une relative stabilité. Reste désormais à voir si l’insatisfaction grandissante dans la région peut avoir des répercussions à ses frontières et influer sur les relations avec les voisins de l'Inde.
*Article traduit de la version originale par David Rich