
Après le déguerpissement du quartier Fanny Extension, dans la commune de Yopougon à Abidjan, en août 2024, des anciens résidents se sont réinstallés. © Julia Guggenheim, France 24
L'émotion est perceptible dans les yeux de Gbozo Gougoua quand il raconte la matinée du 30 août 2024, jour où son quartier a été détruit à coups de pelleteuse. "Je n'ai pu sauver qu'un sac avec les diplômes de mes enfants" explique celui qui est revenu vivre à l'endroit même où se trouvait sa maison, dans une simple cabane de fortune.

Sur le millier d'habitants que comptait le quartier, une cinquantaine sont venus se réinstaller après sa destruction. Ils y survivent dans des conditions d'extrême précarité, alors qu'aucun d'entre eux n'a reçu d'indemnisation.

À Abidjan, une vingtaine de quartiers ont ainsi été rasés, et leurs habitants expulsés de force. Selon Amnesty International, environ 30 000 personnes ont été concernées dans la capitale économique ivoirienne.
D'après Pulchérie Gbalet, militante des droits humains et représentante de la Coalition des victimes et menacées de "déguerpis"sements, sur la vingtaine de zones touchées, seules deux ont été concernées par l'indemnisation de 250 000 francs CFA (environ 380 euros) annoncée par les autorités. Selon la Coalition, moins de 10 % des "déguerpis" en auraient bénéficié et elle serait insuffisante. "Ils disent vouloir lutter contre les quartiers précaires, mais en donnant 250 000 francs CFA comme indemnité, il n'y a que dans un autre quartier précaire que les personnes peuvent aller se réinstaller" explique-t-elle.
"Aujourd'hui, tous mes enfants sont éparpillés"
Pour répondre à la crise, le gouvernement a également fait construire 3 000 lots dans la commune d'Anyama. Ils sont proposés à la vente et les "déguerpis" bénéficient d'un prix réduit. Mais pour Michel Irié, membre de la Coalition, la solution est inadaptée car la ville est située en périphérie d'Abidjan.
Par ailleurs, certains "déguerpis", qui étaient déjà propriétaires de leur logement, ne souhaitent pas investir à nouveau sans avoir été indemnisés.

En effet, si de nombreux "déguerpis" occupaient des constructions informelles, d'autres possédaient des titres fonciers et habitaient des logements "en dur". Emmanuel Kra Dangui par exemple, un ancien député, vivait dans le quartier Cité Fernande de la commune d'Attécoubé. Sa villa était suffisamment grande pour accueillir ses 20 enfants.
"Les déguerpissements devaient concerner les habitations précaires situées sous la ligne de haute tension, ce qui n'était pas mon cas. J'ai été pris totalement par surprise" se rappelle-t-il. "Aujourd'hui, tous mes enfants sont éparpillés, ma famille est totalement détruite, et je n'ai pas eu d'autres choix que de retourner au village."
Des zones détruites au profit des routes
Une cellule a été créée par le gouvernement pour gérer la crise des "déguerpis", sous la houlette de la primature. "On sait qu'il y a eu des fausses victimes inscrites sur les listes des personnes pouvant bénéficier des indemnisations. Mais, malgré nos nombreuses relances, la cellule refuse de nous recevoir" déplore Michel Irié.
"En ce moment, à l'approche des élections, le gouvernement organise des rendez-vous avec la Commission nationale des droits de l'Homme et semble un peu plus réactif, mais nous ne sommes pas dupes". Approchée par France 24, la cellule mise en place par le gouvernement n'a pas donné suite à nos demandes d'interview.
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"Notre priorité, c'est de sauver des vies humaines" avait affirmé le porte-parole du gouvernement, interrogé sur la campagne de déguerpissement en mars 2024, faisant alors référence au potentiel inondable des quartiers visés pour justifier les expulsions. Mais, la Coalition des "déguerpis" affirme que certains terrains ont ensuite été vendus à des promoteurs qui, selon eux, y construisent des magasins sans aménagement préalable.

Par ailleurs, certaines zones ont également été rasées afin de permettre la construction d'infrastructures routières, indispensables au développement de la ville, selon les autorités. C'est le cas notamment à Adjamé Village, qui doit être traversé par une route reliant l'autoroute du 4e Pont à celle du Boulevard lagunaire. "C'est un remède certes amer, mais un remède salutaire pour notre pays. Quand il s'agit de développer, on a besoin de déclarer d'utilité publique certaines zones" justifiait Kobenan Adjoumani, le porte-parole du parti au pouvoir, le RHDP, au début de l'année 2024.

Les déguerpissements ont fragilisé une population largement dépendante de revenus informels. Fernande Kra, la présidente des commerçantes de Banco 1, un autre quartier vidé de ses habitants en 2024, explique qu'en plus d'avoir perdu son logement, son magasin et ses stocks ont été détruits. "La majorité des femmes qui vivaient de la vente dans le quartier sont rentrées dans leurs villages après le déguerpissement. Seule une poignée d'entre elles ont pu trouver les fonds pour relancer un autre magasin" explique-t-elle.
C'est le cas de Fernande, qui a pu prendre un nouveau départ grâce au soutien de ses proches. Une lueur d'espoir neuf mois après la fin des déguerpissements, qui ont bouleversé la vie de milliers de familles dans la plus grande ville du pays.