
Les riches népalaises et népalais mettant en scène leur train de vie sur les réseaux sociaux sont devenus des cibles de choix pour les manifestants, jeunes pour la plupart, au Népal. © Studio graphique France Médias Monde
Les vidéos montrent souvent les photos de vacances extravagantes dans des lieux luxueux postées par une ancienne Miss Népal. Puis, elles passes aux images d’une autre jeune Népalaise, ravie d’exhiber ses habits de marque devant des maisons de luxe, le tout sur fond de musique entraînante américaine. Le ton change soudain du tout au tout, et la vidéo enchaîne sur des images de pauvreté au Népal et de violence, offrant un contraste saisissant.
Ces clips se sont multipliés avant les manifestations qui ont entraîné la démission du Premier ministre népalais KP Sharma Oli, mardi 9 septembre. Ils sont souvent accompagné des hashtags #nepobabies ou #nepokids, et se terminent par des slogans tels que "Les ‘nepo-kids’ exhibent leur style de vie sur Instagram et TikTok, mais n’expliquent jamais d’où vient l’argent" ou encore "Nos impôts, votre luxe… Nous payons, vous frimez".
Gen-Z vs "nepo-kids"
Le départ du Premier ministre semble avoir, pour l’instant, apaisé quelque peu la colère des Népalais. Les manifestations, déclenchées par une interdiction de plusieurs réseaux sociaux, et marqué par une violente répression ayant entraîné la mort de plus de 50 personnes, semblent "avoir cédé la place à une phase de négociation politique", souligne Bhaskar Gautam, politologue népalais.
Mais en ligne, les vidéos sur les #nepokids continuent à circuler à vitesse grand V(iralité) tout en amassant des centaines de milliers de j’aime sur TikTok ou Instagram.
Le mouvement au Népal a souvent été présenté comme une révolte de la Gen-Z (personnes nées entre la fin des années 1990 et le début des années 2010) contre les "nepo-babies" qui s'est durcie à la suite du bannissement des réseaux sociaux et la sanglante répression.
Depuis plusieurs semaines, des vidéos dénonçent la mise en scène sur les réseaux sociaux de la vie rêvée de la fille de l'ex-ministre de la Santé, de la chanteuse Shivana Shrestha, également belle-fille de l’ex-Premier ministre Sher Bahadur Deuba, ou encore Smita Dahal, la petite fille de Pushpa Kamal Dahal, ex-Premier ministre et figure centrale de la vie politique népalaise depuis des décennies.
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Réessayer
Les messages postés par ces “nepo-babies” sur Instagram ou TikTok où elles font étalage de leur vie bling-bling ont été détournés par leurs détracteurs. "C’est une tendance sur les réseaux sociaux qui symbolise l’énorme frustration de la jeunesse au Népal face aux inégalités croissantes, et à la corruption dont profitent les enfants de politiciens", résume Feyzil Ismail, spécialiste du Népal et des mouvements de contestation à la Godsmiths University de Londres.
L’avalanche de vidéos virales sur ces “nepo-kids” représente un grand défouloir après des années d’attentes déçues. "Le népotisme est systémique et pas nouveau au Népal. Avant 1951, la famille Rana a dirigé le pays de façon autoritaire, s’appropriant les ressources du pays et négligeant les besoins de la société", souligne Feyzil Ismail.
Après 30 ans de régime autocratique, le Népal a pris le chemin de la démocratie à partir de 1990, mais "les partis n’ont pas réussi à créer des institutions capables de répondre aux inégalités, à la diversité et à assurer la responsabilité démocratique", souligne Bhaskar Gautam. "Ce sont toujours quelques familles qui dominent le pays, concentrant les opportunités entre leurs mains", ajoute Feyzil Ismail.
Aujourd’hui, s’il y a quelques Népalais nés du bon côté de la transition démocratique qui peuvent profiter d’une éducation de premier plan à “Oxbridge” (Oxford ou Cambridge, l'élite universitaire britannique) et faire du ski à Gstaad ou Megève, "le reste de la population voit seulement les écarts de richesse se creuser et l’absence d’opportunité pour le plus grand nombre", assure Feyzil Ismail.
C’est tout ce contexte qui a nourri le mouvement anti-”nepo-kids” sur les réseaux sociaux au Népal. Il ne se limite pas à des vidéos demandant des comptes à ces fils et filles de… Il s’accompagne d’appels au boycott des produits vendus par les entreprises détenues par ces puissantes familles. "Ces campagnes ont des conséquences économiques réelles sur les entreprises liées à cette élite", confirme Bhaskar Gautam.
Des Philippines au Népal et au-delà
Dans la dynamique de la révolte qui a mis à mal le pouvoir népalais, “il y a les causes profondes de la colère qui forment le terreau de la protestation, le phénomène internet anti-”nepo babies” qui l’a amplifié et a accéléré l’explosion de violence, et l’étincelle qui a mis le feu aux poudres, c’est-à-dire la répression des manifestations”, résume Janjira Sombatpoonsiri, spécialiste des mouvements sociaux et de l’activisme numérique en Asie à l’Institut allemand d'études mondiales et régionales (GIGA) de Hambourg.
Ces vidéos TikTok représentent donc une pièce importante du puzzle népalais. Mais c’est aussi une pièce en partie importée. Avant le Népal, la colère contre les "nepo-kids" s’est développée parmi la jeunesse connectée aux Philippines. Le pays a aussi une tradition de dynasties familiales, accusées d’accaparer les richesses à leurs profits : le président Ferdinand Marcos Jr. a accédé au pouvoir 36 ans après le retrait de son père, le dictateur Ferdinand Marcos.
Plus développée qu’au Népal, la chasse aux “nepo babies” connaît même des sous-catégories. Sur le site communautaire Reddit, le forum “lifestylecheckPH”
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Accepter Gérer mes choixtraque les “flood control ‘nepo kid’”, c’est-à-dire les enfants des chefs d’entreprise de BTP censées développer les infrastructures pour protéger le pays contre les intempéries et catastrophes naturelles. S’en prendre à ces jeunes profitant de l’argent qui auraient dû être investi dans les infrastructures “peut être perçu comme une forme d’activisme”, écrit le site Asia News.
Les experts interrogés par France 24 ne sont pas étonnés de retrouver d’un pays à l’autre le même phénomène internet. “Il existe des liens informels entre ces jeunesses de différents pays de la région qui reprennent les tendances en les ajustant à leur contexte”, souligne Feyzil Ismail.
Ces vidéos pourraient même s’étendre à d’autres pays de la région. En effet, “le népotisme est un problème aussi bien en Indonésie qu’en Thaïlande où, par exemple, cinq à six familles se partagent l’ensemble des secteurs économiques du pays”, souligne Janjira Sombatpoonsiri.
Et après ?
Cette experte ajoute que la révolte au Bangladesh en 2024 "avait pour origine une loi qui, en pratique, réservait une partie des emplois de la fonction publique aux familles connectées au pouvoir”. La révolte au Népal a, d’ailleurs, souvent été comparée à celle qui a fait chuter la Première ministre du Bangladesh Sheikh Hasina en août 2024.
La montée de la colère dans tous ces pays contre la banalisation du népotisme n’intervient pas maintenant par accident. Si chaque situation a ses spécificités, “ce sont tous des pays manufacturiers qui, dans les années 1980 et 1990, fournissaient la main d’œuvre bon marché au monde. Cela a permis l’émergence d’une classe moyenne ayant les moyens d’envoyer leurs enfants faire des études et d’espérer qu’ils auront une meilleure vie. Ce n’est n’est pas ce qui s’est produit, et avec la crise économique et la multiplication des emplois précaires, la classe moyenne a même tendance à se réduire. Cette déception est d’autant plus grande que les élites et les dynasties au pouvoir deviennent de plus en plus riches”, explique Janjira Sombatpoonsiri.
Au Népal, plus encore qu’ailleurs, cette dénonciation des "nepo kids" illustre cette volonté que l’élite rende des comptes et partage mieux les richesses. Le problème est de savoir sur quoi cela va déboucher. En effet, "on note une implication croissante de l’armée au Népal, ce qui est inquiétant. Si la contestation vient à être contrôlée par les militaires, le pays risque de basculer vers un régime autoritaire", craint Bhaskar Gautam. Pour Janjira Sombatpoonsiri, ces mouvements en partie nourris à la colère en ligne ont un défaut : "Ça se propage tellement vite que les participants n’ont pas le temps de réfléchir à la finalité".