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Comment les faussaires de Tenu.pro inondent les revues scientifiques
Des chercheurs ont mis à jour un réseau d'ampleur de publication de “faux” articles scientifiques baptisé Tenu.pro qui a réussi à placer plus de 1 500 études "biaisées" dans des revues scientifiques. Pour les experts interrogés par France 24, cette découverte témoigne des risques de l'existence d' inquiétantes “usines à publications” pour la recherche scientifique et la santé publique.
Les "usines à publications" scientifiques ont probablement produits des dizaines des milliers de faux articles scientifiques © Studio graphique France Médias Monde

Les titres de ces articles scientifiques ont l’air des plus sérieux, techniques et bien sous tout rapport. L’un d’eux s’intitule “la structure de la croûte terrestre dans la région pré-caspienne”. Un autre promet d’étudier “les perspectives de l’édition du génome pour l’amélioration du blé d’orge”, tandis qu’un troisième s’intéresse aux “réglementations des processus migratoires dans l’espace juridique européen” pendant la crise sanitaire du Covid-19. Il y en a des centaines, pour tous les goûts, et qui ont tous en commun… d’être "biaisée" ou de très mauvaise qualité scientifique.

Ils sortent toutes aussi des entrailles de Tenu.pro, nom donné à l’une des plus importantes “usines à publication [scientifiques]” d’Europe dans une étude présentée début septembre lors d'un congrès international sur les publications scientifiques organisé à Chicago.

Le roi européen des “usines à publications” en Ukraine ?

Entre 2017 et 2025, “j’ai pu trouver 8 000 soumissions d’articles à des revues scientifiques en provenance de cette ‘usine à publications’”, affirme Anna Abalkina, chercheuse à l’université libre de Freibourg, coauteure de cette vaste étude consacrée à Tenu.pro.

Une véritable machine à bombarder les journaux d’articles scientifiques au mieux truffés d’approximations. Sur les 8 000, il y en a 1 500 qui ont été effectivement publiés, parfois dans des publications prestigieuses, note un article de Nature détaillant les résultats d’Anna Abalkina. “J’ai été stupéfaite par l’ampleur considérable de cette usine à publications”, reconnaît à Nature Svetlana Kleiner, chargée de l’intégrité scientifique chez l’éditeur Springer Nature, qui a travaillé avec Anna Abalkina.

“C’est probablement le plus vaste réseau d’articles scientifiques frauduleux reliés à une seule entité en Europe”, souligne Enrico Bucci, biologiste à l’université Temple de Rome et spécialiste des questions d’intégrité scientifique. Il est, en tout cas, bien plus vaste qu’une autre importante “usine à publication”, basée en Russie, étudiée par Anna Abalkina. Dans ce dernier cas, “j’ai pu déceler sur plusieurs années 1 000 soumissions liées à International Publisher dont 400 ont été publiées”, souligne-t-elle.

Derrière Tenu.pro, Anna Abalkina a pu identifier au moins une entité dont le siège se trouve en Ukraine : Scientific Publication. Cette entreprise, qui propose officiellement des services pour faciliter la tâche aux scientifiques qui cherchent à diffuser les travaux, avait déjà été identifié en 2023 comme une “usine à publications”, par le journaliste scientifique ukrainien Leonid Schneider.

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Comment les faussaires de Tenu.pro inondent les revues scientifiques
France 24 © France 24
05:25

Tenu.pro est le serveur mail que Scientific Publication a utilisé pour soumettre les “faux” articles aux revues scientifiques. C’était une sorte de signature du falsificateur en série qui a aussi permis à Anna Abalkina de faire le lien entre Scientific Publication et ce gigantesque corpus d’articles frauduleux.

Interrogés par Nature, les responsables de Scientific Publications ont assuré “ne pas avoir recours ou détenir le domaine Tenu.pro”. Mais le diable est dans le détail… ou plutôt le temps utilisé dans cette réponse : “ils ont raison à 100 % : ils n’utilisent plus ce serveur mail, mais n’ont pas répondu quant à savoir s’ils l’ont fait par le passé”, nuance Anna Abalkina. Contacté par France 24, Scientific Publications n’a pas répondu.

Fraude scientifique en bande organisée

Tenu.pro détone peut-être par sa taille, mais c’est loin d’être un cas isolé. “Il est difficile de fournir un chiffre précis, mais il y a certainement des dizaines de milliers d’articles actuellement produits par ces entités”, estime Nick H. Wise, chargé de l’intégrité scientifique pour le groupe britannique Taylor & Francis, un poids lourd de l’édition scientifique. “C’est en train de pourrir tout le secteur de l’édition scientifique”, prévient Enrico Bucci.

Il faut dire que le système décrit par les experts interrogés par France 24 ressemble à de la fraude scientifique en bande organisée et à l’échelle industrielle. “Il s’agit d’entreprises qui vendent un service précis : la publication d’articles scientifiques dans des revues. Leurs clients paient pour être cités comme auteurs dans ces faux papiers scientifiques. Généralement, ces ‘usines à publications’ s’emparent de travaux déjà existant, les réécrivent en partie ou font des copiés-collés pour donner l’impression qu’il s’agit d’un article original en espérant tromper les comités de relecture”, détaille Rizqy Amelia Zein, étudiante en psychologie sociale à l’université Ludwig-Maximilians de Munich (Allemagne), qui a travaillé sur les “usines à publications”.

Ces serial-fraudeurs ne manquent pas de matière pour produire des faux articles à la chaîne : “Il existe, par exemple, des dizaines de milliers de thèses d’étudiants qui sont accessibles librement en ligne”, souligne Nick H. Wise.

Ce secteur a pris son envol avec le développement d’internet au début des années 2000. Des entreprises ont d’abord développé des logiciels pour automatiser le processus de copié-collé. Puis, ils ont perfectionné leurs outils pour, par exemple, paraphraser les travaux scientifiques au lieu de faire du simple plagiat. L’avènement des IA comme ChatGPT leur permet de produire plus et plus vite. Ces algorithmes “peuvent produire en une dizaine de minutes des articles susceptibles d’être acceptés par les revues les moins regardantes et sérieuses”, estime Rizqy Amelia Zein.

Une fois que les faux articles sont finalisés, les “usines à publications” “en font la promotion sur des groupes Facebook ou dans des boucles WhatsApp et Telegram et demandent qui voudraient être cité comme auteur pour tel ou tel papier”, détaille Rizqy Amelia Zein.

Des prix pouvant aller jusqu’à 25 000 dollars

Vient alors la question du prix. “Une citation dans un article présenté seulement lors d’une conférence peut coûter une cinquantaine d’euros, et être l’un des auteurs publié dans une revue de premier plan pour être facturé plus de 1 000 euros”, souligne Nick H. Wise.

Pour augmenter les chances de glisser l’un de leurs faux articles dans des publications prestigieuses, ces “usines à publications” sont prêtes à tout ou presque. Elles peuvent corrompre des relecteurs, fournir leurs propres relecteurs (certaines revues qui n’ont pas de spécialistes sous la main peuvent demander aux auteurs d’un article de leur suggérer des noms de relecteurs), ou alors elles s'appuient sur leurs propres agents "infiltrés" au sein des comités de relecture, expliquent les experts interrogés.

Parfois, les prix peuvent affoler les compteurs. Une “usine à publications” chinoise a pu demander plus de 25 000 dollars pour un article. “Il faut se rendre compte qu’à une époque – maintenant révolue – les autorités chinoises promettaient des bonus de 100 000 dollars à des scientifiques qui réussissaient à être publié dans Nature par exemple”, explique Anna Abalkina.

Danger pour la santé publique

Et cette “pression à la publication explique en très grande partie pourquoi cette industrie s’est tellement développée”, assure Enrico Bucci. “En Indonésie – un pays que j’ai étudié – le salaire de base d’un scientifique est très bas, et suffit à peine à vivre, mais pour chaque publication, il y a un nouveau bonus, et qu’importe la qualité de l’article écrit”, précise Rizqy Amelia Zein. “Être publié pour être important pour obtenir sa thèse, ou pour avoir des bourses de recherche”, ajoute Anna Abalkina.

Pour ces experts, “il faudra probablement réformer ces systèmes d’incitation sous peine de voir le secteur de l’édition s’effondrer sous le poids des ‘usines à publications’”, résume Enrico Bucci.

Et ce n’est pas qu’un problème pour le monde scientifique. “Si on ne peut plus avoir confiance dans les conclusions des études scientifiques, qui va-t-on croire ? S’il ne peut plus y avoir de consensus scientifiques, les politiques, comme Donald Trump aux États-Unis peuvent choisir ce qu’ils veulent pour justifier leur orientations politiques”, prévient Enrico Bucci.

Sans compter que “la recherche médicale est particulièrement touchée par ce phénomène”, assure Anna Abalkina. Ainsi “on estime qu’environ 14 % des tous les articles publiés dans le domaine de la recherche sur le cancer ont été écrits par des ‘usines à publication’”, souligne cette experte. Autrement dit, “il est possible que des traitements soient développés sur la base de fausses données. Franchement dans ces circonstances, j’ai sérieusement peur de tomber malade”, conclut-elle.