
Des manifestants défilent contre le projet de loi de réforme judiciaire du gouvernement Netanyahu, à Tel-Aviv, le 15 avril 2023. © Jack Guez, AFP
"Nous avons abandonné. Nous avons perdu l'espoir de transformer ce gouvernement en quelque chose qui peut engendrer la paix". Se battre pour la paix au Moyen-Orient. Voilà ce qui a longtemps poussé Mordechaï, 42 ans, militant de gauche, à rester en Israël.
Puis est venu le 7 octobre 2023. "Ma responsabilité envers la région s'est transformée en responsabilité envers mes enfants : je ne veux pas que leurs têtes soient remplies des images de souffrances qui hantent la mienne", explique-t-il.
La Grèce - où Mordechaï vit désormais avec son épouse et ses deux fils, 9 et 10 ans - est l'une des premières destinations des Israéliens candidats au départ. Dix mille d'entre eux y ont élu domicile.
Le tabou de l'émigration israélienne
En tout, 82 700 israéliens ont quitté leur pays en 2024. Selon les sources officielles, relayées par le site IsraelValley, ce chiffre dépasse le nombre d'entrées, 56 000. "Un phénomène à l'ampleur inédite", commente Frédérique Schillo, historienne, spécialiste d'Israël, co-autrice de "Sous tes pierres, Jérusalem. Quand l’archéologie fait l’histoire" paru en juin (Édition Plon).
"Longtemps, le départ des Israéliens n'a pas été étudié, les autorités rechignaient à en parler. Qu'Israël, refuge supposé des Juifs du monde entier, laisse partir ses enfants était une idée absolument taboue", rappelle l'historienne, installée à Jérusalem. "En 1976, lors d'une conférence de presse, le Premier ministre Yitzhak Rabin avait raillé les Israéliens quittant le pays, les traitant de poules mouillées." Aujourd'hui, "ce phénomène devient une tendance profonde", poursuit-elle.
Si elle a été aggravée par le contexte post-7-Octobre, pour nombre d'entre eux, l'aspiration au départ est née plusieurs années avant, souligne Frédérique Schillo. L’historienne lie le phénomène au développement d'une politique dite "illibérale" par Benjamin Netanyahu.
"Je ne me sentais plus en sécurité" en Israël
Début 2023, son gouvernement lançait une réforme visant à affaiblir les pouvoirs de la Cour suprême, pièce maîtresse des contre-pouvoirs israéliens. Les manifestations se multiplient alors dans le pays, rassemblant jusqu'à plusieurs centaines de milliers de personnes.
Parmi eux, Mordechaï et son épouse. "Je ne me sentais plus en sécurité. Le climat donnait l'impression qu'il devenait très facile de s'en prendre aux manifestants de gauche comme nous, même s'ils étaient citoyens israéliens", se souvient-il.
Aujourd’hui, "nous sommes désormais une trop petite minorité pour changer les choses en Israël", témoigne Noga, militante pacifiste israélienne, notamment au sein de l'ONG B'Tselem. Elle a quitté Israël en septembre 2024.
Selon ses mots, elle a "perdu espoir" face aux souffrances palestiniennes. "Dans mon entourage, personne ne ressentait de douleur au sujet des bombardements à Gaza. Et quand je l'évoquais, on trouvait un moyen de les justifier. Comment peut-on voir une telle tragédie se produire sous vos yeux, et l'ignorer ? Je ne pouvais plus le supporter".
Le "fardeau" israélien
Un an après son départ, Noga a trouvé une sorte de sérénité à Milan. "Quand un avion passe dans le ciel italien, vous vous dites qu'il est là pour transporter des passagers. En Israël, c'est généralement une machine de guerre sur le point de tuer des enfants à Gaza".
Dans la capitale lombarde, nul ne la juge pour ses origines. Pour autant, Noga ne peut s'empêcher de culpabiliser. "J'ai toujours peur que les gens s'imaginent que je cautionne les actes d'Israël. Mon 'israélité' est un fardeau que je porte sans cesse".
"Israël est en passe de devenir un État paria sur la scène internationale, et les Israéliens sont montrés du doigt", observe Frédérique Schillo.
L'Italie a vu les violences anti-juives se multiplier à partir du 8 octobre 2023. L'année a ainsi représenté un record du nombre d'incidents antisémites jamais constatés dans le pays.
Le "tsunami antisémite"
Un constat similaire a été établi dans de nombreux pays occidentaux. "Un tsunami antisémite balaie la planète", estime Frédérique Schillo. "Les Israéliens, même s'ils ont choisi de s'éloigner, demeurent perçus comme des Israéliens, des Juifs. Ils sont pris entre deux feux."
Parfois politique, le choix du départ est aussi un "luxe", rappelle l'historienne : ne partent que les Israéliens d'un certain niveau socio-économique, ou ayant une origine leur facilitant l'octroi d'un passeport étranger.
Dans une société bâtie sur une migration récente, mettre les voiles a mauvaise presse. En hébreu, l'installation en "Terre promise" se dit "aliyah", synonyme "d'ascension". L'opération inverse, "yerida", signifie "descente". Ainsi en Israël, "il existe cette idée comme quoi partir, c'est chuter", analyse Frédérique Schillo, depuis Jérusalem.
"Oui, des choses me manquent", concède Mordechaï : "Mes amis. Et comprendre ce que les gens disent dans la rue". Prudent, il évoque rarement son origine, et baisse souvent la voix quand il parle hébreu à son épouse ou ses enfants.
"Être israélien est perçu comme un acte violent"
"Quand les gens me demandent 'D'où venez-vous ?', répondre Israël est en soi considéré comme un acte de violence", regrette Mordechaï. "Si on me lance ‘Vous êtes israélien ? ‘Free Palestine !’, je réponds que je suis d’accord. Israël est le pays où je suis né. Mais qu'y puis-je ?", s'interroge-t-il.
Un sentiment d'isolement qui le suit jusque dans les milieux militants qu'il fréquente. "En tant que ressortissant d'Israël, j'ai l'habitude d'être perçu comme une partie du problème au Moyen-Orient, du côté du plus fort. Que je le combatte ou non", confie-t-il. "Comme les gauches du monde entendent prendre le parti des ‘opprimés’, elles n'ont pas forcément de place pour les Israéliens tels que moi", soupire Mordechaï. "Il n'y a pas de place pour nos souffrances".