
Utilisé par les manifestants anticorruption pour se moquer du pouvoir, le néologisme "ćaci" a été repris à son compte par le président nationaliste Aleksandar Vučić et ses partisans. © Andrej Isakovic, AFP / Studio graphique France Médias Monde
On ne connaîtra probablement jamais l'auteur de ce néologisme de la langue serbe : "ćaci" (prononcer "tcha-tsi"). Le 22 janvier 2025, un graffiti rouge apparaît sur l'enceinte d'un lycée de Novi Sad : "Ćaci u školu". Le message, écrit avec une grosse faute d'orthographe en cyrillique, est censé signifier : "Les élèves [doivent aller] à l'école".

Le graffiti exprime une position antigrève. Depuis l'effondrement, le 1er novembre 2024, de l'auvent de la gare de Novi Sad – qui a fait 16 morts dont deux enfants –, les manifestations contre la corruption se succèdent quasi quotidiennement en Serbie. À la pointe de ce vaste mouvement de contestation antigouvernemental : les étudiants, qui bloquent les universités.
Phénomène viral
L'auteur du graffiti intime donc aux étudiants de retourner à leurs amphithéâtres et de cesser les manifestations. Malheureusement pour lui, les internautes tournent immédiatement en dérision son message comportant une faute d'orthographe : n'est-ce pas lui qui devrait retrouver les bancs de l'école pour apprendre à écrire correctement ?
Les mèmes et autres moqueries numériques se succèdent frénétiquement sur la Toile, notamment dans les commentaires d'un évènement créé sur Facebook dès le 22 janvier sous le titre "Nous recherchons Ćaci pour l'envoyer à l'école". Cinq jours plus tard, le nouveau terme se retrouve déjà dans la bouche du président du Parti démocrate, Srdan Milivojevic, député de l'opposition.
L'enthousiasme ne faiblit pas. Le néologisme s'impose pour désigner celles et ceux qui soutiennent le président nationaliste Aleksandar Vucic. "Ce mot est efficace : il fait rire, il fait mal. Il sous-entend que les partisans du président ne sont pas allés à l’école, qu’ils ne savent pas écrire, qu’ils sont illettrés", note Laurent Rouy, correspondant de France 24 à Belgrade.
Le terme apparaît vite dans les rassemblements, sur les pancartes et dans les slogans des protestataires. Le cri de ralliement "Ko ne skače, taj je ćaci" – "Qui ne saute pas est un 'ćaci'" – rencontre un franc succès et anime les manifestations.
"Qui ne saute pas est un 'ćaci'"
Pour afficher ce contenu , il est nécessaire d'autoriser les cookies de mesure d'audience et de publicité.
Accepter Gérer mes choix"Ćaciland", le campement de Belgrade
Début mars, un terme dérivé émerge sur les réseaux sociaux et dans les médias : "Ćaciland". Il désigne le campement qui se dresse dans le parc des Pionniers, en plein cœur de la capitale Belgrade, entre le palais présidentiel et le Parlement. Officiellement, les personnes qui s'installent dans des tentes sont des étudiants réclamant la fin de la grève dans les universités et la reprise des cours – le groupe se présentant sous le nom "Étudiants 2.0".
En réalité, il y a très peu d'étudiants dans ce camp tenu par des défenseurs du pouvoir. "Les profils vont des employés du service public aux chiens de guerre en passant par des délinquants ordinaires, mais tous se disent partisans du président Vucic et justifient leur présence par les mêmes tirades, quasiment mot pour mot", écrit "Le Figaro". Certains fonctionnaires, menacés de perdre leur emploi, arrivent en car pour grossir les rangs de "Ćaciland" tandis que d'autres personnes sont payées pour être là, selon les informations du site francophone "Le Courrier des Balkans".
"Moi aussi, je suis un 'ćaci'"
Un tournant s'opère quelques jours plus tard. Même si, dans la bouche des manifestants, "ćaci" a le sens péjoratif de "partisan analphabète du président Vucic", le pouvoir décide de s’emparer du mot et d’en faire à son tour un signe de ralliement pour son camp.
Le 13 mars, alors qu’il reçoit – devant la presse – une délégation de six membres du groupe "Étudiants 2.0", Aleksandar Vucic déclare à ses hôtes qu’il va se faire faire un badge "Moi aussi, je suis un 'ćaci'" et que le bâtiment de la présidence de la République deviendra ainsi une partie de "Ćaciland".
La campagne est lancée. La formule "Moi aussi, je suis un 'ćaci'" est aussitôt mise en avant sur les comptes Instagram et TikTok du président. Dans la foulée, le Premier ministre démissionnaire Milos Vucevic – patron du Parti progressiste serbe (SNS) au pouvoir – partage lui aussi sur Instagram une photo avec le drapeau serbe et le nouveau slogan.
Comment expliquer cette stratégie du clan Vucic ? "Comme le pouvoir ne trouvait pas le moyen de casser la vague de moqueries liées au mot 'ćaci', il a décidé de le récupérer, de se draper dedans pour tenter de lui ôter son côté péjoratif", analyse Laurent Rouy. "En rendant ce néologisme honorable, en invitant les partisans du président à en être fiers, on coupe l’herbe sous le pied des rieurs. Il devient plus difficile de se moquer de ces partisans en utilisant le terme de 'ćaci' puisqu’ils ne considèrent plus que c'est une insulte."
"Créer du chaos informationnel"
Le plan de communication se poursuit : le 4 avril, à l’occasion de la Journée nationale des étudiants, Aleksandar Vucic s’affiche dans une vidéo sur les réseaux sociaux avec un tee-shirt portant la phrase "Moi aussi, je suis un 'ćaci'" en gros caractères cyrilliques. Deux semaines plus tard, alors qu'il décore, dans une autre vidéo, des œufs pour la Pâque orthodoxe, il montre l'un de ces œufs orné du fameux slogan.

Pour Ana Otasevic, journaliste et doctorante à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), spécialiste de la Serbie, cette stratégie de récupération du mot 'ćaci' est symptomatique d’un manque d’inspiration du pouvoir, d’autant plus criant que les manifestants font preuve de leur côté d’une grande créativité dans leur mobilisation.
"La communication politique du gouvernement n’a pas de substance, pas de profondeur", estime la chercheuse en sciences sociales. "Chaque jour, il faut dire quelque chose de nouveau qui va ajouter à la confusion générale. L’objectif est de brouiller les pistes, parce que la seule stratégie qui marche, c’est de créer plus de chaos informationnel, pour que les gens perdent leurs repères."
Malgré tous leurs efforts, le président et son entourage ont cependant perdu la bataille politique autour du néologisme de quatre lettres. "Ça n’a pas vraiment marché, le mot 'ćaci' reste une insulte", assure Laurent Rouy. Et il a encore de beaux jours devant lui, le gouvernement ayant encore durci fin juin son bras de fer avec les manifestants.