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Face à un Hezbollah vacillant, la classe politique libanaise tente de réanimer l'État
Bien que décapité par l’armée israélienne et engagé dans de violents combats dans le sud du Liban, le Hezbollah conserve sa mainmise sur la politique libanaise. Toutefois, des forces politiques se rebiffent et se mobilisent pour restaurer la souveraineté de l’État. Elles poussent notamment en faveur de l'élection d'un président de la République, un scrutin que bloque, depuis presque deux ans, le Hezbollah.

Dans le collimateur de l’armée israélienne qui mène depuis plusieurs semaines une offensive meurtrière au Liban, le Hezbollah a été significativement affaibli militairement après la perte de son chef suprême, Hassan Nasrallah, tué par des frappes dans son QG souterrain situé dans la banlieue sud de Beyrouth, et la liquidation de la quasi-totalité de son commandement militaire.

Mais le parti chiite, qui a rouvert le front avec l’État hébreu le 8 octobre 2023 – en bombardant le nord du territoire israélien, "en soutien" au Hamas palestinien et aux habitants de la bande de Gaza –, conserve selon les experts sa mainmise politique sur un Liban en faillite économique.

"Même si le Hezbollah a incontestablement subi depuis quelques semaines les coups les plus significatifs de son existence, il est difficile de prédire si cet affaiblissement militaire va entraîner un affaiblissement politique", indique Karim Émile Bitar, professeur associé à la Faculté de droit et de sciences politiques de l'Université Saint-Joseph de Beyrouth et chercheur associé à l'Iris, spécialiste du Moyen-Orient.

Le Hezbollah domine toujours "les rouages de l'État"

"Et s’il est possible qu’il subisse un coup quasi fatal, cela ne fera pas disparaître le Hezbollah dans les esprits de ses partisans, quand bien même il serait considérablement affaibli politiquement et militairement", ajoute-t-il.

Karim Émile Bitar estime que "la domination du parti chiite sur la scène politique libanaise est donc à ce stade encore établie", dans le sens où "il n'a pas encore complètement perdu les ressorts de cette domination sur les rouages de l'État".

En plus de son arsenal militaire – un levier qui permet au parti chiite d’imposer au pays du Cèdre son agenda et celui de son parrain iranien, comme par exemple l’ouverture du front avec Israël –, le parti chiite dispose avec ses alliés d’un bloc d’une trentaine de députés, dont 13 pour le Hezbollah et 15 pour le mouvement Amal. Il peut également compter sur plusieurs ministres gravitant dans son orbite au sein du gouvernement démissionnaire du Premier ministre Najib Mikati.

Ce contrôle de la décision politique lui permet notamment de bloquer depuis deux ans l’élection d’un président de la République par le Parlement – la dernière session d’élection remonte à plus d’un an – tant que le candidat qu’il cherche à imposer, l’ancien ministre de l’Intérieur Sleiman Frangié, ne rallie pas une majorité d’élus.

"Pour élire un président de la République, le président du Parlement Nabih Berri [chef du parti Amal et ancien seigneur de guerre chiite, NDLR] a besoin d'un feu vert du Hezbollah pour convoquer les députés à une séance électorale et ainsi mettre un terme à deux années de vacance présidentielle", souligne Karim Émile Bitar.

"Revenir dans le giron de l'État"

Même s’il est encore tôt pour savoir dans quel état va ressortir de cette guerre le Hezbollah, affaibli ou renforcé, alors que les frappes meurtrières israéliennes continuent de ravager ses bastions au Liban, mais aussi au-delà, la capitale Beyrouth ayant été visée à plusieurs reprises ces dernières semaines, plusieurs figures et forces politiques locales ont commencé à préparer "le jour d’après".

Le 3 octobre, le Premier ministre démissionnaire, Najib Mikati, a appelé, après une réunion tripartite avec Nabih Berri et l’ancien député et leader druze Walid Joumblatt, à un "cessez-le-feu immédiat" et à la mise en œuvre de la résolution 1701 du Conseil de sécurité des Nations unies. Tout en dénonçant "l'agression israélienne", il a recommandé le "déploiement de l'armée libanaise dans la zone située au sud du Litani afin qu'elle puisse exercer pleinement ses fonctions, en coordination avec les Forces de maintien de la paix (Finul) présentes dans cette région".

Depuis 2006, le Hezbollah bloquait l’application de cette résolution onusienne, qui exige "le désarmement de tous les groupes armés au Liban" et appelle "à une cessation totale des hostilités, fondée notamment sur la cessation immédiate de toutes les attaques du Hezbollah et de toutes les opérations militaires offensives d'Israël".

L’appel explicite d’un Premier ministre sunnite, d’un leader druze et d’un allié chiite du Hezbollah à une dissociation des fronts libanais et gazaoui – en défiance au "parti de Dieu" et à l’Iran – et à la restauration de la souveraineté libanaise dans le sud du pays n’est pas passé inaperçue.

"Certains leaders chrétiens n'ont pas apprécié le fait que cette réunion se soit tenue sans représentants de la communauté chrétienne, compte tenu de la vacance présidentielle, explique Karim Émile Bitar. Mais sur le fond, cette déclaration conjointe a quand même été saluée par beaucoup, y compris dans les partis chrétiens, car c'était la première fois que Nabih Berri, notamment, allait aussi loin en réclamant l'application de la résolution 1701 et implicitement la séparation des deux théâtres de guerre que sont Gaza et le Liban."

L’opposition libanaise s’est elle aussi activée en réclamant la convocation immédiate d’une séance parlementaire pour élire un président de la République et appeler le Hezbollah à "revenir à l’État, en application de l’accord de Taëf [qui a mis fin à la guerre du Liban, NDLR] et des résolutions internationales".

"Il est nécessaire, dans ces circonstances, d’avoir un État qui puisse protéger ses citoyens, et un président de la République qui assume ses responsabilités dans l’arrêt de la guerre", ont écrit dans un communiqué publié le 8 octobre Najat Aoun Saliba, Paula Yacoubian, Yassine Yassine et Melhem Khalaf, quatre députés de l’opposition.

Pour Karim Émile Bitar, le camp opposé au Hezbollah "va tenter de se mobiliser pour éviter que dans l'après-guerre ne se perpétue ce système qui est devenu complètement toxique, un système politique sclérosé et dysfonctionnel".

"Le grand défi sera de pouvoir s'adresser aux partisans ou anciens partisans du Hezbollah pour les convaincre de revenir dans le giron de l'État, d'accepter la restauration de son autorité sur l'ensemble du territoire et de reconstruire des institutions solides."

Une présidentielle sous les bombes, "un acte de résistance"

Même les alliés politiques chrétiens du Hezbollah, comme le député Gebran Bassil, ex-ministre des Affaires étrangères et chef du Courant patriotique libre fondé par l’ancien président Michel Aoun, appellent au déverrouillage du processus de la présidentielle.

"C’est une priorité absolue et même un acte de résistance que d’élire un président dès à présent, avant qu’on soit empêché de le faire, prévient-il dans un entretien accordé à la chaîne arabophone de France 24. Car la survie même du pays est menacée par les Israéliens qui, lorsqu’ils envahissent une terre libanaise, n’occupent pas seulement des kilomètres, mais occupent aussi la décision nationale."

Et Gebran Bassil juge possible d'organiser cette élection en présence des députés du Hezbollah alors que l’armée israélienne cible un à un les cadres dirigeants du parti chiite.

"Si une séance parlementaire électorale est fixée, les députés du Hezbollah prendront immédiatement toutes les précautions nécessaires pour se protéger, préserver la Constitution libanaise pour notre bien à tous, indique le gendre de Michel Aoun. Car comme les résistants qui défendent, dans le Sud, la terre libanaise [en référence aux combattants du parti chiite, NDLR], les députés du Hezbollah doivent sauver, avec nous, la décision nationale libanaise pour éviter une occupation qui deviendrait inéluctable si nous ne procédons pas à cette élection."

Selon Karim Émile Bitar, le rôle de Nabih Berri, qui a le pouvoir de décider de convoquer les députés ou non à une séance électorale, sera décisif durant cette période de transition. "Ce sera un peu lui qui fera l'interface, comme d'habitude, entre le Hezbollah et les puissances occidentales, entre le mouvement chiite et les autres partis libanais, pour pouvoir éventuellement parvenir à un modus vivendi qui permettrait l'élection d'un président."

"Il faut espérer un sursaut national, une prise de conscience collective que seul l'État est le garant de la sécurité de toutes les citoyennes et citoyens, et que miser sur une puissance extérieure, quelle qu'elle soit, pour protéger la communauté, est un pari perdant."

Et ce, comme l’ont démontré les quinze années de la guerre du Liban (1975-1990) et la multitude d’alliances nouées par des acteurs locaux avec des acteurs régionaux (Syrie, Israël et organisations palestiniennes). Sans compter l’intervention directe ou indirecte de puissances internationales (pays du Golfe, Union soviétique et pays occidentaux) ayant joué un certain rôle dans le conflit.

Gebran Bassil, qui qualifie "d’erreur" la stratégie du Hezbollah d’avoir lié le front de Gaza à celui du nord d’Israël, estime qu’il faut, "après la fin de la guerre, que nous, Libanais, tirions des leçons pour l'avenir, afin de développer une stratégie de défense pour le Liban, car aujourd’hui le pays a perdu sa capacité de dissuasion face à Israël".

Une mobilisation des forces politiques pour sortir le Liban de l’enfer de la guerre et restaurer la souveraineté de l’État qui n’est pas sans risque, le parrain iranien du Hezbollah n’entendant pas lâcher prise.

Recadrage iranien

Alors qu’à Beyrouth, les appels à un cessez-le-feu immédiat se multipliaient, la République islamique d'Iran a dépêché, le 4 octobre, son ministre des Affaires étrangères au Liban, pour une visite qui a été interprétée localement comme une séance de recadrage des responsables libanais.

Téhéran soutient "les efforts pour un cessez-le-feu, à condition que, premièrement, les droits du peuple libanais soient respectés, et qu'il soit accepté par la Résistance [référence au Hezbollah, NDLR]", et qu’il intervienne "simultanément avec un cessez-le-feu à Gaza", a en effet asséné le chef de la diplomatie iranienne, Abbas Araghchi.

Face à un Hezbollah vacillant, la classe politique libanaise tente de réanimer l'État

"Un certain visiteur au Liban veut nous donner des leçons en matière de résistance, a alors répliqué avec agacement Walid Joumblatt. C’est nous qui pouvons lui administrer ces leçons, pas lui, car nous avons une histoire riche dans ce domaine."

Lors d’un entretien accordé à la chaîne saoudienne Al-Arabiya, le ministre libanais de l’Économie, Amine Salam, a de son côté qualifié le 8 octobre d’"inacceptable qu’un pays étranger dicte au Liban ce qu’il doit faire ou ne pas faire".

"L'Iran a beaucoup trop investi dans le soutien au Hezbollah au cours de ces quarante dernières années pour accepter que ce mouvement soit totalement paralysé du jour au lendemain, souligne Karim Émile Bitar. Il était censé être le joyau de la couronne, son bras armé le plus puissant et il devait être une assurance-vie pour le régime iranien qui pensait s'en servir si ses propres installations nucléaires étaient ciblées, si sa propre survie était menacée."

Au-delà des ingérences étrangères, il existe aussi, à l’intérieur même du pays, un risque réel de marginalisation du Hezbollah et de ses partisans, qui pourrait provoquer une réaction voire même une radicalisation du parti pro-iranien sur la scène intérieure.

"Il ne faut pas exclure le risque de voir la guerre en cours dégénérer et se transformer en affrontements interlibanais, prévient Karim Émile Bitar. Car si les armes lourdes du Hezbollah ont peut-être été en grande partie neutralisées, ce parti dispose encore de suffisamment de moyens de répression en interne, et sa capacité de nuisance sur la scène politique intérieure demeure significative."

Et de conclure : "Dans le passé, le Hezbollah s'est montré particulièrement dangereux lorsqu'il avait le dos au mur, et aujourd’hui, avec les événements en cours et sa paranoïa actuelle, il peut avoir la tentation de faire un étalage de puissance pour montrer qu’il est encore capable de rester la puissance dominante au Liban."