
, envoyé spécial à Angoulême – La BD russe fait sa Perestroïka au festival d’Angoulême, qui a invité huit jeunes auteurs à plancher sur leur passé soviétique. Rencontre à l’exposition "Né(e) en URSS" avec un "mauvais genre" que Staline aurait aimé éliminer.
L’anecdote est savoureuse. C’est Francis Groux, le fondateur du festival d’Angoulême, qui la raconte lors de l’exposition " Nés en URSS". En 1977, il souhaite faire venir au festival le dessinateur russe Youri Lobatchev, dont la revue "Gavroche" a publié la BD "Princesse Thanit". Il adresse donc une très officielle demande à Moscou, qui répond non moins officiellement : "La bande dessinée n’existant pas en Union soviétique, M. Lobatchev est dans l’impossibilité de se rendre à votre festival."
Un passé refoulé
Art bourgeois, occidental et anti-révolutionnaire, la BD a toujours été un "mauvais genre" en URSS, au point qu’on a nié son existence et fait taire ses auteurs. Boris Antonovsky par exemple, précurseur de la caricature dans les années 1920 avec "Les aventures de Yevlmpi Nadkin", sera éliminé : le pouvoir n’aime pas qu’on raconte le quotidien russe de manière satirique. Même "Vaillant", la revue de BD du Parti communiste français, est interdit jusqu’en 1966. Il n’y a d’ailleurs pas de mot en russe pour désigner le 9e art, qui utilise "Комикс", la traduction de l’anglais "comics", rajoutant à l’infamie du genre.
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"C’était comme le sexe, ça n’existait pas", explique Polina Petrouchina, auteur et commissaire de l’exposition "Etre né(e) en URSS" présentée au 37e festival d’Angoulême. Un thème idéal pour cette "génération Perestroïka", comme l’appelle Polina Petrouchina, de jeunes auteurs nés dans les années 1980, au moment du délitement du régime soviétique. Elle "trouve qu’on est dans une période en Russie où on fait comme si rien ne s’était passé" et propose de dessiner ce que la Russie actuelle refoule et refuse de voir : son récent passé soviétique.
Homo sovieticus, "Pravda" et sabotages
Née à Moscou en 1985, Polina Petrouchina a connu les files d’attente devant des magasins vides, ce qu’elle évoque dans "Papa et moi", terrible visite chez une dentiste patibulaire - "superbe specimen d’homo sovieticus" - et "plongeon dans l’atmosphère absurde et grise d’une enfance soviétique" (voir vidéo ci-dessous).
Varvara Pomidor, elle, raconte ce passé en s’imaginant découvrir, au fond du jardin d’une datcha, une cabane tapissée de coupures de journaux de son enfance. Mélange de collages et d’art graphique, "Pravda" - le nom de l’ancien journal officiel du Parti communiste - est un retour fantasmé sur les évènements de la vie officielle de l’URSS dans les années 1970.
"Le Saboteur" de V. Lomasko et A. Nikolaïev est l’histoire de Youssoukov, un ado qui décide de saboter tout ce qui l’entoure, jusqu’à faire exploser "le monument historique principal de la ville". Une manière d’évoquer en réalité les procès de Moscou de 1936-1938, qui dénonçaient les sabotages trotskistes, avec un trait influencé par le comic-book américain.
Entre le marteau et l’enclume
Les huit auteurs exposés au Musée du Papier d’Angoulême sont entre le marteau et l’enclume, nés à une époque où la BD était interdite, et auteurs d’un genre qui continue malgré l’ouverture à subir le mépris. "Leur rencontre avec la BD est le fruit du hasard, raconte Polina Petrouchina, une fascination et une incompréhension. L’un a feuilleté un album érotique ramené par un soldat dans son village, un autre est tombé sur un emballage de chewing-gum occidental."
Le vent de liberté accompagnant la Perestroïka et la chute du régime soviétique a emballé le destin de la BD russe dans les années 1990, à la fois abreuvée d’influences nouvelles (manga, comics, BD européenne) et à la recherche d’une identité. Mais il n’y a toujours pas d’éditeur de BD en Russie, pas de librairies ni d’écoles spécialisées. Les auteurs se servent des blogs, publient dans des fanzines comme "Tshepukha", autofinancent des albums aux éditions Boomkniga. Pourtant certains se font un nom à l’étranger, comme Nikolaï Maslov, auteur d’"Une jeunesse soviétique" (Denoël-graphic, 2004), et le festival Boomfest (chaque automne à Saint-Pétersbourg) s’affirme comme la vitrine de la nouvelle bande dessinée d’auteur en Russie.
"Alors vu de France, on peut avoir l’impression que la BD russe n’existe pas. Mais pour nous c’est différent, on voit une continuité entre ce que nous faisons et la tradition des icônes russes", ou encore des "lubok", ces images satiriques populaires et bon marché qui, elles aussi, avaient la réputation de ne pas être de très bon goût.