Abattre des animaux sauvages pour nourrir les hommes et préserver leur accès à l'eau. Si, comme le rappelle le WWF, "la Namibie est la région sèche la plus riche au monde en [matière] de biodiversité", l'extrême sécheresse que subit ce pays d'Afrique australe depuis plusieurs mois le contraint aujourd'hui à sacrifier sa faune pour la survie des populations humaines. C'est en tout cas ce que défend le gouvernement du pays.
Alors que la Namibie prévoit l'abattage de plus de 700 animaux sauvages – 30 hippopotames, 83 éléphants, 60 buffles, 100 gnous bleus, 300 zèbres, 100 élands et 50 impalas –, le ministère namibien de l'Environnement a annoncé, mardi 3 septembre, que quelque 160 animaux avaient déjà été tués dans le cadre de cette mesure gouvernementale décidée une semaine plus tôt.
En plus de fournir de la viande à des milliers de personnes, cette mesure a pour but d'alléger la pression sur les ressources en pâture et en eau minées par la sécheresse.
"Un peu partout en Afrique australe, de la Zambie au Mozambique, les agriculteurs ont subi il y a quelques mois – alors que leurs cultures étaient en pleine période de croissance –, la pire sécheresse enregistrée depuis plus d’un siècle”, notait fin août le quotidien britannique The Telegraph. Une sécheresse extrême attribuée par les experts au phénomène climatique El Niño, particulièrement violent cette année.
Aussi, alors que près d'un million et demi de personnes, soit plus de la moitié de la population namibienne, pourraient être touchées par l'insécurité alimentaire, selon le Programme alimentaire mondial (Pam) de l'ONU, la Namibie a déclaré l'état d'urgence en mai, tout comme la Zambie, le Zimbabwe et le Malawi, et pris la décision de sacrifier une partie de sa faune, pour sauver ses populations.
S'il est déjà clair pour les chercheurs que le réchauffement climatique exacerbe les "conflits" entre la faune sauvage et les humains, les organisations de défense des animaux estiment que l'abattage des animaux sauvages – qui plus est dans les parcs nationaux, qui devraient pourtant être des refuges pour les populations animales – est davantage un problème supplémentaire qu'une solution. Certains observateurs soupçonnent même qu'il s'agisse d'une décision politique.
Rencontres animaux-humains, et rivalité pour l'eau
"Parce qu'il exacerbe la pénurie de ressources, modifie les comportements et les répartitions des humains et des animaux et augmente les rencontres entre les humains et la faune sauvage, le réchauffement climatique est un amplificateur critique mais sous-estimé des conflits entre les humains et la faune sauvage", pointait en février 2023 une étude publiée dans la revue scientifique Nature.
Selon cette étude, la hausse des températures, les sécheresses et autres manifestations du réchauffement climatique ont "amplifié" le phénomène de conflits interespèces. Parmi les facteurs de risque mis en avant par les chercheurs, la raréfaction des ressources (eau, nourriture), qui pousse humains et animaux sauvages à s’aventurer dans de nouveaux territoires propices aux mauvaises rencontres.
C'est d'ailleurs un point évoqué par le ministère namibien pour justifier sa décision : une personne aurait déjà été tuée dans le pays par des éléphants en quête d'eau.
Ce phénomène, étudié à de nombreuses reprises, trouve des illustrations sur l'ensemble des continents, notamment du fait de l'empiètement de l'humain sur les habitats de certains animaux sauvages.
En 2021, une étude publiée dans la revue scientifique Neotropical traitait particulièrement du cas des tapirs dans la péninsule du Yucatan, au Mexique.
"Ces dernières années, les sécheresses ont augmenté en fréquence et en intensité dans le sud-est du Mexique, exacerbant les conflits avec la faune alors qu'elle rivalise avec les humains pour l'eau limitée. Dans la péninsule du Yucatan, région du Grand Calakmul, au sud-est du Mexique, les tapirs de Baird empiètent de plus en plus sur les villages locaux à la recherche d'eau. Ce comportement pourrait augmenter la mortalité des tapirs due à la chasse par les résidents des [villages] du Calakmul", selon l'étude.
En janvier, une étude sur le risque de conflit entre les humains et les éléphants en Afrique et en Asie, publiée dans la revue américaine Pnas, estimait également que "les risques de conflit entre les éléphants et les humains pourraient augmenter à l’avenir en raison du changement climatique et d’autres facteurs environnementaux d’origine humaine".
La crainte d'"un précédent dangereux"
En Namibie où le gouvernement a pris une décision radicale qui coûtera la vie à plus de 80 éléphants, l'ONG Elephant-Human Relations Aid (Ehra) s'indigne. L'organisation de défense des animaux, qui milite pour une coexistence pacifique entre les éléphants et les humains, a estimé que cette mesure constituait "le plus grand abattage massif d'animaux sauvages de l'histoire de la Namibie", et demandé au gouvernement de stopper le projet et de trouver des solutions alternatives.
Le WWF estime qu'il ne reste qu'environ 415 000 éléphants sur le continent (contre 3 à 5 millions au début du 20e siècle). Les éléphants d'Afrique et d'Asie sont considérés comme menacés d'extinction, à l'exception des populations d'Afrique du Sud, du Botswana, de Namibie et du Zimbabwe, considérées comme vulnérables.
Selon l'Ehra, le ministère n'a pas suffisamment évalué l'impact que l'abattage d'animaux sauvages pourrait aussi avoir sur l'économie et le secteur touristique du pays, la plupart des visiteurs se rendant dans les parcs nationaux de Namibie pour observer et photographier la faune.
Dans un article intitulé "Pourquoi la Namibie va-t-elle tuer ses éléphants du désert, une espèce en voie de disparition ?", le Journal of African Elephants donne la parole au biologiste Keith Lindsay. Ce dernier estime que la mesure du gouvernement namibien aura un impact négatif sur l'ensemble de l'écosystème aride, et craint que cela ne "crée un précédent dangereux de dépendance envers les populations d’animaux sauvages", permettant une exploitation de la faune protégée et des parcs nationaux "sous couvert de besoins humanitaires".
"Cette pratique, si elle est adoptée et normalisée, risque de créer une demande continue sur les populations d’animaux sauvages vulnérables qui ne serait pas durable dans les zones de plus en plus réduites de leur habitat naturel", poursuit-il, suggérant d'opter pour "des mesures plus proactives, telles que la protection efficace de l’agriculture et des infrastructures", plutôt que des approches "destructrices".
Un abattage qui pourrait déséquilibrer les écosystèmes
Sur son site, l'association de défense des animaux Peta a quant à elle publié une lettre adressée au Premier ministre namibien Saara Kuugongelwa-Amadhila, l'appelant à "reconsidérer" cette mesure, "non seulement cruelle, mais aussi dangereusement à courte vue et qui n'aura aucun effet à long terme". Le vice-président de Peta, Jason Baker, estime que l'abattage pourrait en outre déséquilibrer les écosystèmes.
Alors que l'Ehra s'interroge sur le fait de savoir si une étude d'impact environnemental, un recensement du gibier et des évaluations de l'insécurité alimentaire ont été menés avant de décider la mesure d'abattage, le ministère namibien de l'Environnement défend une décision "nécessaire et conforme à [notre] mandat constitutionnel d'utiliser [nos] ressources naturelles au profit des citoyens namibiens".
"Nous sommes heureux de pouvoir aider le pays en ces temps très difficiles où cela est absolument nécessaire", a-t-il encore déclaré.
Interrogé par le Journal of African Elephants, Isak Smit, président et membre fondateur de l'ONG Desert Lions Human Relations Aid (DLHRA), qui a beaucoup travaillé dans le nord-ouest de la Namibie, soutient quant à lui que l'initiative du gouvernement namibien est avant tout "une manœuvre électorale où la viande semble être réservée à des circonscriptions contestées".
En effet, la Namibie doit organiser des élections générales en novembre prochain. Or, la plupart des régions où le programme de distribution de viande est mis en place par le gouvernement sont celles où le parti au pouvoir (le Swapo du président Nangolo Mbumba) fait face à une forte opposition.