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Comment faire tomber une Première ministre : dans les coulisses du mouvement étudiant bangladais
Alors que Muhammad Yunus, prix Nobel de la Paix désormais en charge du gouvernement du Bangladesh, vient de revenir à Dacca, les étudiants vont peut-être enfin pouvoir souffler. Après plus d’un mois de manifestations, retour sur l’organisation de ce mouvement universitaire qui a réussi à faire tomber le régime de Sheikh Hasina.

L’arrivée sur le sol bangladais, jeudi 8 août, de Muhammad Yunus, prix Nobel de la paix et favori du mouvement étudiant, semble acter le début d’une nouvelle ère politique pour le Bangladesh. Depuis le 1er juillet, les étudiants bangladais menaient un mouvement de protestation d’ampleur, violemment réprimé par les forces de l’ordre et les soutiens du gouvernement sur le terrain. Au départ initié pour s’opposer à une réforme des "quotas" dans la fonction publique, le mouvement étudiant a permis un soulèvement du pays, vent debout contre le gouvernement de la Première ministre Sheikh Hasina, en poste depuis plus de 15 ans.

Créé par des étudiants qui voulaient s’affranchir des mouvements politiques déjà existants, le mouvement étudiant "Students Against Discrimination" a mis en place un plan d’action jamais vu dans le pays pour faire tomber le gouvernement de la Ligue Awami, mené par Sheikh Hasina.

Au-delà des manifestations d’ampleur, l’organisation de gigantesques campagnes de sensibilisation en ligne a permis à la mobilisation d’être connue du monde entier. La rédaction des Observateurs s’est penchée sur les coulisses de ce mouvement : des étudiants bangladais qui ont participé à ces campagnes d’information depuis le Bangladesh et à l’étranger témoignent.

"Nous nous sommes divisé la tâche"

Les manifestations régulières des derniers mois se sont déroulées alors que le gouvernement bangladais coupait régulièrement la connexion Internet du pays, parfois pendant plusieurs jours.

Comment faire tomber une Première ministre : dans les coulisses du mouvement étudiant bangladais

Les étudiants se sont donc organisés pour que le monde entier sache ce qui se passait au Bangladesh. Pendant que certains étudiants sortaient manifester dans les rues du pays, d’autres ont mis en place une campagne médiatique à grande échelle.

D’abord, il fallait s’assurer que les photos et vidéos des violences commises pendant les manifestations soient accessibles hors réseaux sociaux, également régulièrement censurés. "Agontuk", étudiant en ingénierie à Dacca, la capitale bangladaise, s’est confié sur les dessous de cette campagne médiatique. (Comme d’autres étudiants bangladais interrogés par France 24, il a demandé l’anonymat par crainte que la répression constatée pendant les contestations puissent continuer malgré la désignation d’un gouvernement de transition.)

Nous avons récupéré des images sur les comptes Twitter de militants pour les droits humains bangladais, mais aussi venant de vidéos YouTube, et de vidéos en direct sur Facebook. Notre but était de les faire parvenir aux médias internationaux et à des institutions comme la Cour pénale internationale.

On ne savait pas toujours quand le gouvernement allait nous permettre d’accéder de nouveau à Internet. Nous craignions qu’ils effacent les données sur les réseaux sociaux donc nous avons décidé de les stocker dans des Google Drive et dans nos téléphones portables.
Comment faire tomber une Première ministre : dans les coulisses du mouvement étudiant bangladais

Ce travail minutieux de collecte s’est notamment organisé depuis les universités et a été un moyen pour les étudiants qui ne pouvaient ou ne souhaitaient pas participer aux manifestations dans les rues de faire leur part du travail.

 Le travail de terrain a permis à la campagne en ligne de s’organiser. Nous n’aurions rien pu faire si la majorité des étudiants n’étaient pas sortis dans les rues. Pour ceux qui ne pouvaient pas sortir, nous nous sommes organisés en ligne.

Dans mon université, nous avons créé un groupe pour discuter de la stratégie. Si nous devions contacter des médias internationaux, comment faire ? Comment nous adresser à eux ? Nous avons collecté les adresses électroniques de médias comme France 24, la BBC, Al-Jazira, et nous nous sommes divisé la tâche.

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Des relais à l’étranger

Habitant en France, Syed Rahber fait partie des jeunes Bangladais qui se sont mobilisés depuis l’étranger pour prendre le relais quand le simple fait de prendre la parole sur les réseaux sociaux devenait dangereux pour les étudiants restés au Bangladesh.

"Mon but était de sensibiliser le public le plus large possible, et les médias internationaux. Les fichiers Drive que j’ai créés, c’est pour que nous puissions garder une trace des crimes commis, en cas de futur procès. Car les médias et le gouvernement sont corrompus."

Âgé de seulement 17 ans, c’est la première fois que Syed s'investit dans une cause politique.

"Je n’étais pas politisé auparavant. Dans mon pays, c’est presque impossible de critiquer publiquement le gouvernement. On le faisait entre amis, à l’oral, mais sans vraiment s’organiser en mouvement militant. Au Bangladesh, c’est dur pour les jeunes d’entrer en politique, il y a des représailles du pouvoir. À moins d’être dans une ligue étudiante, mais ce n’est pas mon cas ni celui de mes amis, car ces ligues ne font que le mal autour d’elles."

Un mouvement qui s’affranchit des "ligues étudiantes"

Au Bangladesh, la vie des étudiants est régie par les ligues étudiantes, qui sont des branches universitaires des partis politiques. Il en existe trois principales, qui correspondent aux grands partis du pays. Leur influence sur la vie des étudiants est considérable : accès à des cours en ligne, à des manuels, ou encore obtention d’une chambre étudiante ou d’un emploi. Faire partie d’une ligue est un réel ascenseur social pour les Bangladais.

Nouvelle politisation de la jeunesse

S’affranchissant des ligues étudiantes, le mouvement "Students Against Discrimination" a donné de l’espoir à la jeune diaspora bangladaise. Si Syed Rahber a commencé à documenter les manifestations de façon indépendante, il s’est peu à peu lié à d’autres personnes issues de la diaspora bangladaise, vivant dans d’autres pays. Ensemble, ils ont formé un groupe appelé "Freedom for Bangladesh", qui a vocation à informer le monde de la situation politique et sociale dans le pays.

"Au moment de la coupure Internet, nous avons commencé à nous organiser en groupe Discord pour échanger nos idées sur les moyens possibles, pour nous qui vivons à l’étranger, d’aider au mieux notre pays. Nous avons créé la page Facebook 'Freedom for Bangladesh' pour sensibiliser encore davantage l’opinion publique sur la situation du Bangladesh. Il y a des gens qui vivent en Australie, aux États-Unis… Partout dans le monde, des jeunes se sont mobilisés."

"Il n’est plus question d’avoir peur"

En France depuis environ un an, Syed Rahber n’a pas peur d’élever la voix pour partager ses convictions, grâce à son ordinateur. Pourtant, même à distance, il a déjà été menacé par des membres de la Ligue Awami, le parti de Sheikh Hasina.

"Sur mes réseaux sociaux, j’ai beaucoup de contacts qui font partie de la Ligue Awami et qui ont vu mon travail de sensibilisation de la communauté internationale sur ce qui se passait au cours des manifestations. Certains de mes 'followers' m’ont accusé de relayer de fausses informations et de faire de la propagande contre Sheikh Hasina. Il y en a même un, qui est membre du parti, qui a menacé de me signaler à la police, en me disant qu’il allait ‘mettre en place des actions’ contre moi."

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Pour le jeune Bangladais, ce n’est pas une surprise : "Cela fait 15 ans que c’est comme ça, beaucoup de personnes ont subi les mêmes intimidations. Depuis que nous sommes enfants, nous devons réfléchir à deux fois avant de critiquer quoi que ce soit. Si j’habitais toujours au Bangladesh, ils seraient sûrement venus me chercher chez moi."

Nerveux des conséquences que pourrait avoir sa mobilisation sur sa famille restée au Bangladesh, Syed Rahber est pourtant déterminé à continuer le combat. "Maintenant que je suis en France, j’ai ma liberté d’expression. Il n’est plus question d’avoir peur."

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