C’est fait. Deux des principales forces d’extrême droite en Europe vont dorénavant avancer main dans la main au sein de l’UE. Le Rassemblement national français va rejoindre le groupe des "Patriotes pour l’Europe" à Bruxelles, a confirmé lundi 8 juillet le Fidezs, le parti du Premier ministre hongrois Viktor Orban, qui était à l’origine de la création de ce groupe parlementaire en juin.
Jordan Bardella, président du RN français, avait fortement suggéré ce ralliement à venir dès dimanche soir. À peine la déconvenue électorale du second tour des législatives rendue publique, il avait annoncé que "dès lundi, nos eurodéputés joueront pleinement leur rôle dans un groupe important [au parlement européen, NDLR] pour influencer le rapport de force en Europe".
Combat de chef d'extrême droite à Bruxelles
Autrement dit, si le RN a perdu une bataille sur le front national, il compte accentuer l’effort de guerre au niveau européen. Et pour ce faire, Jordan Bardella et Marine Le Pen ont opté pour le groupe parlementaire créé par Viktor Orban en juin 2024 "pour tenter de rompre son isolement sur la scène européenne", rappelle George Newth, politologue spécialiste des populismes en Europe à l’université de Bath. Avant le ralliement du RN, les Patriotes pour l’Europe comptaient, outre le Fidesz hongrois, sur les députés d’extrême droite autrichiens et slovaques.
Le RN n’était pas obligé de sceller une alliance avec Viktor Orban, le plus ouvertement pro-Poutine des dirigeants européens. Ses eurodéputés siégeaient déjà au sein du groupe de droite radicale Identité et démocratie, qui avait été cofondé par le RN en 2019.
Ce déménagement politique représente "une décision logique et maline des dirigeants du Rassemblement national", assure Daniele Albertazzi, professeur de politique à l’université de Surrey, qui a travaillé sur les mouvements d’extrême droite au sein de l’Union européenne. Dans la compétition pour le leadership européen du camp d’extrême droite, "c’est une manière pour Marine Le Pen, Viktor Orban et Matteo Salvini [le leader de la Ligue du Nord italienne, qui a aussi rejoint les Patriotes pour l’Europe lundi, NDLR] de bomber collectivement le torse face à la Première ministre italienne Georgia Meloni, dont le parti domine le groupe de droite radical des Conservateurs et réformistes européens", résume George Newth.
Le Rassemblement national peut, en outre, "prétendre au leadership de facto de ce nouveau groupe créé par le Premier ministre hongrois", souligne Daniele Albertazzi. En effet, avec plus de 30 députés européens, le parti français d’extrême droite devance largement le Fidesz de Viktor Orban, qui ne compte que 11 eurodéputés. Des eurodéputés RN et italiens ont même assuré lundi que Jordan Bardella allait devenir le président du groupe.
Il deviendrait ainsi chef de l’un des groupes les plus puissants au Parlement européen. En effet, Les Patriotes pour l’Europe sont devenus lundi le troisième plus important groupe parlementaire à Bruxelles, derrière le PPE (centre droit) et l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates (gauche). Surtout, il passe devant le groupe Renew, auquel appartiennent les eurodéputés macronistes.
Cinquième colonne de Viktor Orban
Pas étonnant que Jordan Bardella se soit montré pressé, dimanche, de souligner l’importance de l’arène européenne pour le parti d’extrême droite. "C’est une situation inédite dans laquelle il y a dorénavant une puissante force eurosceptique au sein du parlement, qui sera potentiellement capable de peser sur l’agenda politique européen", assure Zsuzsanna Végh, spécialiste des partis populistes radicaux en Europe centrale au German Marshall Fund, un cercle de réflexion géopolitique basé en Allemagne.
"C’est un défi aux conséquences majeures [pour l’UE]. La stratégie d’Orban a toujours été de détourner le projet européen de l’intérieur", a souligné Pierre Haski dans sa chronique géopolitique sur France Inter. Le manifeste du groupe des Patriotes pour l’Europe détaille encore plus clairement ce grand dessein : "L’objectif n’est pas de prendre d’assaut la citadelle européenne, mais d’abolir l’UE telle qu’on l’a maintenant. Cela passe notamment par le fait de limiter l’influence que l’Union européenne peut avoir sur les politiques nationales", précise Périne Schir, doctorante à l'Université de Rouen et chargée de recherche spécialiste de l'extrême droite française à l'université George-Washington, aux États-Unis.
Le groupe des Patriotes pour l’Europe peut-il devenir cette cinquième colonne qui mine le projet européen de l’intérieur ? "En devenant le troisième groupe, ce rassemblement de partis d’extrême droite dispose clairement d’une voix plus forte pour influencer le débat européen, mais ne dispose pas d’un droit véto sur les décisions européennes", détaille Georgios Samaras, spécialiste de l’extrême droite européenne au King’s College de Londres.
Autrement dit, en l’état actuel du rapport de force politique, "les Patriotes pour l’Europe ne représentent pas encore une menace existentielle pour la construction européenne", assure ce spécialiste. L’extrême droite européenne n’est pas en mesure "de faire émerger une majorité pour s’opposer à une alliance entre partis dits libéraux", précise George Newth.
Mais leur pouvoir de nuisance grandit néanmoins. Au Parlement européen, seuls les groupes constitués peuvent décider des questions qui seront débattues. "Ainsi, par exemple, au lieu de discuter du montant de l’aide à l’Ukraine, ce groupe pourra s’assurer que le Parlement débatte du principe même d’un soutien à l’Ukraine", explique Périne Schir. Il pourra aussi multiplier les débats sur la question migratoire et autres thèmes chers à l’extrême droite.
Un pouvoir de nuisance (encore) limité
Une manière de ralentir le travail de l’UE – notamment sur l’aide à l’Ukraine – dont Viktor Orban rêvait depuis longtemps, soulignent les experts interrogés par France 24. Il en était privé depuis l’expulsion de son parti du groupe PPE, qui avaient contraint les eurodéputés du Fidesz à siéger à part.
Avoir un groupe puissant au Parlement européen va aussi permettre à l’extrême droite de s’illustrer davantage dans l’un de ses domaines de prédilection : parler très fort. Il ne faut, en effet, pas sous-estimer "l’importance du discours. L’extrême droite va pouvoir multiplier les sorties sur les 'racines judéo-chrétiennes de l’Europe' et l’importance des frontières fortes", assure George Newth. Une manière de projeter l’image d’une Union européenne qui se referme sur elle-même.
Et ce n’est sans doute qu’une première étape. "Là, l’idée très répandue que les partis d’extrême droite ne pouvaient pas s’entendre au niveau européen vient d’en prendre un coup", note Zsuzsanna Végh. Mais cette alliance a une portée limitée, car le dernier mot sur des questions centrales, comme la politique étrangère de l’Union européenne, dépend encore des États membres, et n'est pas décidé au niveau du Parlement européen. "On va voir ce qu’il va se passer si l’extrême droite autrichienne arrive au pouvoir lors des élections générales de septembre 2024, et si le parti ANO remporte les législatives tchèques en 2025", avertit cette spécialiste.
Le ralliement du RN aux Patriotes de Viktor Orban a tout de même un avantage aux yeux des experts interrogés par France 24. Il clarifie la position du parti d’extrême droite française sur certains sujets majeurs. "On ne peut pas prétendre que ce groupe créé par Viktor Orban n’est pas pro-Poutine, par exemple. En le rejoignant, le RN envoie un message clair", souligne Périne Schir.
Difficile, dans ces conditions, pour Marine Le Pen et Jordan Bardella d’affirmer que leur parti n’a plus aucune sympathie pour la Russie poutinienne.