Surnommé le président "offshore" par ses opposants pour ses nombreux voyages à l’étranger, Javier Milei fête, jeudi 20 juin, ses six premiers mois à la présidence argentine. Loin d’être absent, le dirigeant ultralibéral a bel et bien commencé, à coups de décrets, à sabrer dans les dépenses publiques, comme il l’avait promis en brandissant une tronçonneuse lors de la campagne présidentielle.
La "thérapie de choc" d'austérité prônée par Javier Milei s’est concrétisée avec de premières mesures phares depuis décembre : prix et loyers libérés, fin des subventions aux transports, à l'énergie, gel des chantiers publics, coupes budgétaires tous azimuts…
Près de 15 000 postes de fonctionnaires ont été supprimés en mars dans les ministères, la Banque centrale, des organismes d’État comme la Sécurité sociale, la caisse de retraite, le service de météorologie ou encore l’Agence nationale du handicap (Andis). Avec pour conséquence "la fermeture de tous les centres d’accueil du pays, qui empêche les personnes handicapées de réaliser plusieurs démarches afin d’obtenir diverses prestations, et du retard dans le traitement des pensions, et dans la livraison de médicaments ou de chaises roulantes", relève le quotidien argentin Pagina 12.
Près de 9 000 autres licenciements avaient également été signifiés depuis l’arrivée au pouvoir de Javier Milei, déterminé à continuer la purge, puisqu’il a annoncé en avril qu’il comptait licencier prochainement 50 000 autres fonctionnaire.
Explosion de la pauvreté
Sa politique d'austérité donne quelques résultats macroéconomiques, comme la décélération de l'inflation, à 65 % malgré tout depuis début 2024, et un équilibre budgétaire inédit depuis 15 ans. Le retour de la croissance n'est cependant pas à l'ordre du jour, le FMI tablant sur un déficit de 3,5 % en 2024. Le pays risque donc de continuer à vivre en récession et la détresse sociale ne peut qu'exploser.
"Il y a plusieurs manières de voir les choses", estime Gaspard Estrada, politologue à Sciences Po et spécialiste de l’Amérique latine. "Le FMI et la presse économique sont plutôt favorables aux coupes drastiques dans le budget de l’État décidées par Javier Milei, mais le peuple argentin, lui, bascule dans la pauvreté."
Selon une enquête publiée le 4 juin par l’Observatoire de la dette sociale argentine de l'Université catholique argentine (ODSA-UCA), la pauvreté touche 55,5 % de la population au premier trimestre 2024, en nette hausse par rapport au troisième trimestre 2023 (44,7 %), ou même à décembre (49,5 %).
"Il a tenu ses promesses de déréguler et de libéraliser mais n'a pas obtenu les effets annoncés, à savoir que c’était la 'caste' qui allait payer – selon lui, la classe politique – et que ces mesures favoriseraient la population", décrypte Maricel Rodriguez Blanco, enseignante-chercheuse, maîtresse de conférences en sociologie à l’Institut catholique de Paris et spécialiste de l’Argentine. "Or, aujourd’hui, on voit que ces réformes se retournent contre les populations pauvres qui ont besoin plus que jamais de l’État. La classe moyenne argentine est elle aussi affectée, à tel point qu’on estime que d’ici quelques années elle devrait disparaître."
Une rigueur budgétaire à géométrie variable
Cette transformation se poursuit sur fond de polémique secouant le "ministère du Capital humain" du gouvernement Milei, en charge de l'action sociale. Fin mai, la justice argentine a ordonné de procéder "immédiatement" à la distribution de milliers de tonnes de denrées alimentaires retenues depuis décembre au prétexte de la conduite d'un audit des organisations sociales à l'origine de soupes populaires. Un stock précieux sur le point de périmer.
Les voyages réguliers du président argentin – qui a accompli une dizaine de déplacements en six mois, essentiellement aux États-Unis, et en Europe pour y rencontrer la Première ministre italienne Giorgia Meloni et le pape François – font aussi polémique.
"Ses opposants lui reprochent de prôner la rigueur budgétaire mais de s’en passer pour lui-même", commente Gaspard Estrada. Et ce, d’autant plus que la plupart de ces voyages ne visent pas à rencontrer ses homologues, qu’il évite soigneusement de croiser. Comme en mai en Espagne, où Javier Milei n’est allé saluer ni le roi ni le Premier ministre socialiste Pedro Sanchez, préférant se rendre à un meeting de l’extrême droite européenne à quelques jours du scrutin européen de juin.
Un voyage qui n'a pas favorisé la diplomatie. Au contraire, lors de ce séjour, le président argentin a tenu des propos considérés comme "insultants" par Madrid envers l'épouse de Pedro Sanchez, provoquant une crise ouverte avec l'Espagne.
De nouvelles réformes dérégulatrices
Malgré les critiques qui fusent, le nouveau président argentin assume ses choix, persuadé que la loi du marché résoudra les problèmes. Après six mois au pouvoir, Javier Milei est à un moment charnière et mise sur un rebond de l'économie – "en forme de V", comme il le prédit.
Le gouvernement compte pour cela sur son paquet de réformes dérégulatrices, qui viennent d’être adoptées par le Sénat le 13 juin. Une première pour le dirigeant ultralibéral, qui n’avait pas obtenu jusqu’ici de soutien au Parlement.
Cette loi phare du gouvernement Milei, dite "loi omnibus", prévoit notamment de nombreuses privatisations, mais aussi une flexibilisation du marché du travail. Elle comporte également des incitations controversées aux investissements étrangers supérieurs à 200 millions de dollars avec des avantages fiscaux et douaniers durant trente ans.
Rejeté dans sa forme originale de 600 articles, le texte a été adopté, avec des changements majeurs et sous la forme de 238 articles, par la Chambre des députés en avril puis par les sénateurs en juin. Le nombre des privatisations est notamment passé d'une quarantaine dans la version initiale à moins de dix, dont celle de la compagnie aérienne publique Aerolineas Argentinas.
Parmi les mesures importantes, selon Maricel Rodriguez Blanco : l'accord donné par le Sénat pour que le président jouisse de compétences élargies pendant un an en matière administrative, économique, financière et énergétique, sans avoir à consulter le pouvoir législatif. "Une décision qui devrait inquiéter n'importe quel citoyen d'une démocratie", s’inquiète la chercheuse.
Le parti de Javier Milei, La Libertad Avanza, est minoritaire au Parlement – sept sièges seulement sur 72 au Sénat et troisième force à la Chambre avec 38 députés sur 257. Mais il dispose de l’appui d’une partie de la droite argentine.
Manifestations et grève générale
Dans la rue, l’examen du projet de loi devant la Chambre basse en avril puis devant le Sénat la semaine dernière a provoqué des émeutes violemment réprimées. Plusieurs syndicats ont pour leur part lancé une première grève générale fin janvier, puis une autre mobilisation début mai, très suivie dans le secteur public, plus diversement dans le privé.
Une grève générale "qui n’a pas abouti", estime Gaspard Estrada, pour qui "l’opposition se montre incapable de porter le mécontentement dans la rue : Javier Milei reste très populaire si on se fie aux études d’opinion. Il conserve un socle électoral considérable, au-dessus des 50 % d’opinions favorables." Pour combien de temps ?
Avec AFP