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Débarquement en Normandie : les 177 du commando Kieffer ont tous retrouvé un visage
Le 6 juin 1944, les soldats américains et ceux du Commonwealth ne sont pas les seuls à avoir posé le pied sur les plages normandes. Une poignée de Français, des fusiliers marins membres du commando de Philippe Kieffer, ont aussi débarqué. Quatre-vingts ans après, le parcours et le visage de ces 177 hommes sont désormais connus grâce au travail de deux passionnés.

"Je suis dans l’eau ; j’ai pied, l’eau m’arrive à la poitrine, j’avance péniblement sans m’occuper de personne, tenant ma mitraillette bien en l’air. Cent mètres à faire dans l’eau, au milieu des explosions, des obstacles qui se dressent devant nous comme des calvaires. (…) On avance en plein rideau de fumée. On respire difficilement. Les balles sifflent et ricochent dans l’eau. Enfin, on arrive à pied sec. Je vois Pinelli s’agenouiller et embrasser le sol de France. Instinctivement, je fais pareil".

Le 6 juin 1944, Laurent Casagonla débarque sur Sword Beach. Ce soldat, qui a fêté la veille ses 19 ans, est l’un des 177 bérets français du 1er bataillon de fusiliers marins, connu sous le nom de "commando Kieffer". Blessé à la jambe dès les premiers mètres, cet ancien étudiant, né d’un père corse et d’une mère basque, décide de chanter la Marseillaise pour encourager ses camarades qui passent près de lui : "Je n’ai plus de pantalon, le sang dégouline de la cuisse ; des milliers de poux de mer infestent la plage et sautent sur les plaies. […] Je ne peux rien faire, je suis paralysé. Je pleure de rage de ne pouvoir rien faire. Malgré la douleur, j’ai toute ma lucidité. Merde ! Merde ! Merde ! C’est mon anniversaire, je ne vais pas rester là et crever, ce n’est pas possible !"

Cet incroyable témoignage, jamais publié, a été retrouvé par Benjamin Massieu et Jean-Christophe Rouxel. Cet historien et cet officier de marine ont allié leurs forces pour retracer le parcours de ces 177 hommes, les seuls combattants français à avoir débarqué sur les plages normandes aux côtés des Alliés. Dans un livre intitulé "Commando Kieffer : 177 visages du Jour-J" (Éditions Pierre de Taillac), ils publient également des photos/portraits de chacun de ces commandos devenus des héros nationaux. 

Débarquement en Normandie : les 177 du commando Kieffer ont tous retrouvé un visage

"S’intéresser à ceux qui n’avaient pas parlé"

Ce travail a été entamé il y a plus de dix ans. À l’époque, Benjamin Massieu, un professeur d’histoire-géographie, qui a consacré une biographie à Philippe Kieffer, le chef de ce commando, est contacté par Jean-Christophe Rouxel, un passionné de l’histoire des fusiliers marins.  "À la base, ce livre ne devait pas en être un. Nous avions simplement un intérêt commun : retracer les parcours des 177 et mutualiser nos découvertes, nos contacts avec les familles, etc. pour créer des fiches biographiques à mettre en ligne", raconte cet historien.

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Ensemble, ils mettent en place une documentation commune avec un dossier pour chaque commando et un annuaire recensant leurs descendants. Ils partent minutieusement sur les traces de ces hommes venus d’horizons très divers et qui ont fait le choix de continuer à se battre pour libérer leur pays. La plupart étaient nés en France métropolitaine, mais certains étaient des étrangers engagés dans la France libre : un Américain, quatre Luxembourgeois, un Autrichien, un Suisse, un Québécois et un Algérien. Beaucoup avaient entre 20 et 25 ans et n'avaient pas ou peu d’expérience militaire avant 1940. Le plus jeune, René Rossey n’avait que 17 ans. "Ils étaient des gamins sans expérience qui disaient ‘non’ à un maréchal de France", résume Benjamin Massieu.

Les deux hommes ne sont pas les premiers à s’intéresser à cette unité mise en place en 1942 par Philippe Kieffer, un ancien banquier né à Port-au-Prince en Haïti, qui a répondu à l’appel du général de Gaulle en rejoignant l’Angleterre. Ce bataillon a été récemment particulièrement mis en lumière grâce à la popularité de Léon Gautier, le dernier survivant des 177, décédé en juillet 2023.  "Au cours des vingt dernières années, la plupart des survivants ont pu témoigner, mais ce qui nous intéressait c'était non seulement de dépasser les seuls témoignages, mais aussi de nous intéresser à tous ceux qui n'avaient pas parlé, qui sont morts avant que le public s'intéresse à leur histoire", explique Benjamin Massieu.

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Au cours de leurs recherches, ils se rendent ainsi compte que certains des 177 étaient restés silencieux sur leur participation au Jour J. Ce fut le cas de François Voirin. Ce militaire originaire de Meurthe-et-Moselle a quitté sa femme et son fils du jour au lendemain, en 1942, pour rejoindre les Forces françaises libres. Combattant à Sword Beach avec le commando Kieffer, cet homme n’a pas repris contact avec sa famille après la guerre. Ses descendants n’avaient aucune idée de son passé héroïque avant que les deux auteurs ne les contactent, comme le décrit Benjamin Massieu : "Son petit-fils était persuadé que son grand-père était un lâche qui avait abandonné sa femme juive et son fils. Il ignorait totalement ce qu'il avait fait. C'est donc toute une histoire familiale que ce travail est venu bouleverser".

La longue quête du visage d’Emile Renault

À l’approche du 70e anniversaire du Débarquement en 2014, ces deux passionnés constatent aussi qu’ils leur manquent le visage de 21 des 177 fusiliers marins du Jour J. Très rapidement, grâce à l’aide de multiples personnes et à la mobilisation des réseaux sociaux, 20 portraits sont retrouvés en quelques mois. Il ne reste plus qu’à mettre la main sur celui d’Émile Renault, un jeune breton tireur d’élite, tué le 6 juin 1944 à Ouistreham, quelques heures après avoir foulé le sol de France.

Pendant plusieurs années, Jean-Christophe Rouxel, qui se considère comme "un Sherlock Holmes" des archives, se met en quête de ce visage multipliant les appels à témoins. Sur une photo de groupe prise lors de la formation des fusiliers marins en 1943 au Royaume-Uni, il ne reste qu’un seul commando qui ne peut être identifié. L’officier de marine part donc de l’hypothèse qu’il s’agit très probablement d’Émile Renault. Il se procure aussi des photos d’autres membres de la famille de ce soldat originaire des Côtes-d’Armor.

Ce n’est finalement qu’en 2023 que la situation se débloque. "Un œil neuf nous a permis de revoir le dossier complet et de retrouver une photo de groupe qui était déjà présente sur une autre biographie. Nous l’avons comparée à celle que j’avais et l’un des visages correspondait au visage de notre inconnu. Nous l’avons ensuite recoupée avec les photos de ses parents et de sa sœur. La validation s’est faite naturellement", décrit Jean-Christophe Rouxel. Après neuf ans de recherches, Émile Renault a désormais, grâce à eux, un visage connu. Un défi qu’il tenait absolument à relever : "Une biographie est beaucoup plus parlante avec un visage à regarder. Déjà qu'on les avait oubliés après la guerre, l'absence de visage était une double peine pour ceux concernés."

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Un travail de recherches toujours en cours

Avec la sortie de leur ouvrage, les deux auteurs espèrent obtenir de nouvelles informations. Pour eux, leur travail est loin d’être terminé, souligne Jean-Christophe Rouxel : "Il y a toujours des trésors dans les tiroirs ! J'en suis le témoin, recevant régulièrement des documents inédits de familles pour de multiples biographies sur différents conflits et époques. La magie d'Internet et les sauvegardes numériques d'aujourd'hui permettent tellement de choses qu'il est encore temps de sauver ce qu'il reste à sauver".

Après des décennies de recherches, ce passionné n’est pas près de quitter ces hommes qui l’ont marqué par leur "bravoure" et leur "don de soi pour une grande cause qui leur semblait juste à l’époque". Son camarade Benjamin Massieu estime également qu’il y a encore "énormément à découvrir" pour faire connaître "ces marginaux, ces rebelles et ces idéalistes qui s'étaient mis au ban de la société française pour poursuivre un idéal".

Leur devoir accompli, les membres du commando sont retournés à leur vie d’avant-guerre. À l’approche de la mort, certains ont fait le choix d’être inhumés en Normandie, près des lieux où ils ont combattu en 1944, d’autres ont demandé à ce que leurs cendres soient dispersées en mer face à la plage où ils ont débarqué le 6 juin 1944. Tous n’ont pas gardé contact, préférant tourner la page sur cet épisode de leur vie, mais quelques-uns ont conservé un lien indéfectible, comme aime à le raconter Benjamin Massieu : "Je me souviens notamment que Jean Morel avait toujours une boîte de biscuits dans son coffre car il avait fait un pacte avec Louis Lanternier et Michel Vincent. Ils se sont fait enterrer l'un avec une bouteille, l'autre avec les verres et le troisième avec les biscuits, pour fêter cela ensemble lorsqu'ils se retrouveraient au 'paradis des anciens'".

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