Des tirs nourris d’armes de guerre en guise de "célébration" : c’est ce qui s’est produit à N’Djaména, la capitale tchadienne, le soir du 9 mai, à la suite de la communication des résultats provisoires du premier tour de l’élection présidentielle, qui s’était tenu trois jours plus tôt. La commission électorale a annoncé la victoire, dès le premier tour, du président de transition Mahamat Idriss Déby Itno, le fils d’Idriss Déby, avec 61,03 % des voix, devant le Premier ministre Succès Masra (18,53 %). Le résultat a été contesté par l’opposition mais confirmé le 16 mai par le Conseil constitutionnel.
Le soir du 9 mai, ces tirs ont notamment retenti dans le quartier Ridina, dans le Ve arrondissement de N’Djaména, à partir de 21 h environ, faisant plusieurs victimes.
"Ma fille a reçu une balle au niveau de la cuisse"
C’est là que vit Issa Algoni Abakar, un infirmier dont la fille de 5 ans a été touchée.
Elle a reçu une balle au niveau de la cuisse vers minuit, alors qu’elle dormait dans la maison. La balle a transpercé le toit. Comme j’avais un peu de matériel chez moi, j’ai pu extraire la balle de sa cuisse. J’ai suturé la plaie, j’ai fait un bandage et je lui ai donné un antibiotique. Une radio a été faite : elle montre une lésion au niveau de l’os. Mais la plaie évolue bien.
Je ne sais pas qui a tiré cette balle. Mais dans la rue, j’ai vu des gens habillés en civil, qui tiraient en l’air depuis des motos et des véhicules. Ça a été la panique. Ils ne ciblaient pas les maisons [c’est aussi ce que nous a indiqué une journaliste du quotidien tchadien “Le Progrès” vivant dans ce quartier, NDLR], mais une balle a quand même atteint ma fille.
Le lendemain, les autorités sont venues faire le constat, elles ont récupéré la balle, et il ne s’est rien passé depuis.
La rédaction des Observateurs de France 24 a montré la photo de cette balle à un expert en balistique : ce dernier a indiqué qu’il s’agissait d’une balle de calibre 7,62 mm venant d'un tir d'une Kalachnikov AK-47. Selon lui, "les rayures sont orientées à droite, la balle n'est pas déformée. Elle vient d’un tir vers le ciel qui est ensuite 'redescendu par gravité'. Ce type de balle peut descendre à 150 mètres / seconde, donc elle peut facilement perforer un toit".
Selon lui, c’est "malheureusement quelque chose de très classique". Ces dernières années, les "tirs de joie" ont ainsi tué des personnes en Irak, au Liban, au Pakistan ou encore aux États-Unis, souvent touchées à la tête.
"J’ai entendu une explosion. C’était un projectile qui venait de tomber sur notre maison"
Hassan Baba Abazene vit lui aussi dans le quartier Ridina. Le soir du 9 mai, une roquette a tué sa femme et blessé ses trois filles – l'aînée âgée de 7 ans et deux jumelles de 6 ans.
Quand on a commencé à entendre des tirs, j’étais dans le salon. J’ai dit à ma femme de mettre nos filles dans la chambre, pour les protéger. Ensuite, j’ai fait quelques pas dans la cour, et j’ai entendu une explosion. C’était un projectile qui venait de tomber sur notre maison. Je n'avais jamais entendu ça de ma vie. Je suis même tombé et j’ai été sonné, à cause du vent que ça a provoqué. Des voisins m’ont dit qu’ils m’avaient donné des gifles pour me faire retrouver mes esprits.
Le corps de ma femme a été criblé d’éclats, elle avait du sang à la tête, au cou... Mes trois filles ont aussi été touchées. On s’est précipités à l’hôpital central, en face de la mairie, pour ma femme et ma cousine, également blessée, et à l’hôpital de la Mère et de l'Enfant pour mes filles. Ils ont transféré ma femme dans la salle où ils traitaient les urgences, mais au bout de 20 ou 30 minutes, elle est décédée. Ils n’ont pas donné d’explications détaillées sur sa mort. Les médecins étaient débordés, il y avait beaucoup de blessés.
Le lendemain, des policiers et des militaires sont venus pour voir ce qu’il s’était passé. Ils ont constaté qu’une partie de la maison et le toit étaient détruits. Un démineur a dit que l’arme qui avait fait ces dégâts était un bazooka [lance-roquettes, NDLR]. Il a trouvé un tube mesurant 30 à 40 cm, des éclats, et il les a ramassés. Donc il n’y en a plus dans la maison.
Hassan Baba Abazene nous a envoyé plusieurs photos, prises dans sa maison : elles montrent les restes d’une roquette de type RPG-7, selon plusieurs experts en armement et balistique contactés par notre rédaction. Selon l’un d’eux, la photo de gauche montre "la partie de la roquette derrière la tête de la RPG-7", et celle de droite le "porte ailettes qui stabilise la roquette en vol". L’armée tchadienne possède ce type de roquettes.
D’autres photos montrent également les dégâts dans sa maison. "Les impacts correspondent à une tête de roquette qui a explosé, avec des fragments qui ont été projetés dans toute la pièce. La roquette est rentrée dans la pièce, selon moi", estime l’un des experts. "Mais au vu des images, cette maison n’était probablement pas visée en tant que telle."
Le 10 mai, Hassan Baba Abazene a également enterré sa femme. Il nous a indiqué que ses filles étaient désormais hors de danger :
Les deux jumelles sont rentrées à la maison quelques jours après l’explosion : elles avaient reçu des éclats à la tête, aux mains et aux jambes, mais ça va mieux. Leur grande sœur avait reçu des éclats au niveau de l’abdomen, et ses intestins étaient sortis. Elle a été en réanimation et a été opérée.
Décès d'une jeune mère de suite de balle perdue au quartier ridina. Ces jumelles nourisssons sont aussi blessés et se trouvent à l'hôpital. 😭😭😭
En images les obseques qui ont eu lieu très tôt ce vendredi 10 mai 2024.#Tchad pic.twitter.com/KA1Xoib3nS
Aucun bilan des victimes
Plus de deux semaines après ces événements, les autorités n’ont toujours pas communiqué de bilan humain. Contacté par notre rédaction le 21 mai, le ministre de la Communication, Abderaman Koulamallah, a assuré qu’un bilan serait fait "d’ici deux ou trois jours". Le 24 mai, à la publication de cet article, rien n’avait été publié. Le ministre a toutefois concédé qu’il y avait eu "beaucoup de blessés et peut-être un ou deux morts".
Le 10 mai, une circulaire du ministère de la Santé interdisant aux hôpitaux de fournir aux journalistes les "statistiques relatives au nombre de blessés et de décès liés aux tirs de joie" a provoqué la colère des syndicats de la presse.
De son côté, le quotidien tchadien Le Progrès a recensé sept morts – six à N’Djaména et un dans la ville d’Am-Timan – et près d’une centaine de blessés, dans un article publié le 13 mai (indisponible en ligne). L’article mentionne notamment "neuf enfants blessés par balles perdues" à l’hôpital où les filles d’Hassan Baba Abazene ont été reçues. RFI et TV5 Monde évoquent au moins une dizaine de morts dans la capitale.
Comment expliquer ces tirs ?
Selon le ministre de la Communication, ces tirs s’expliquent par la joie "spontanée" des militaires après l’annonce des résultats. Il a toutefois indiqué les "condamner" : "Des armes légères, de type AK, et lourdes, de type 12,7 [ou Browning M2, NDLR] ont été utilisées. Des militaires ont exprimé leur joie de façon excessive, disproportionnée. Nous avons été dépassés. Le gouvernement déplore ce qu'il s’est passé. Une enquête a été diligentée par le ministère de la Sécurité : les personnes qui ont fait cela seront poursuivies". Il a aussi indiqué qu’il ne "pens[ait] pas que des roquettes [avaient] été tirées ce soir-là".
"Il faudrait un meilleur encadrement de ces militaires, vu ce que l’on voit sur les images, indique un expert en balistique contacté par notre rédaction. "Dans une vidéo, ces tirs ne semblent choquer personne, alors qu’ils peuvent avoir des conséquences très graves".
Ces tirs ont été interprétés comme une forme d’intimidation exercée dans les quartiers favorables à l’opposition. Un avis que partagent Hassan Baba Abazene et l’un de nos Observateurs vivant dans le quartier Goudji, en périphérie de N’Djaména, qui a souhaité rester anonyme :
Le jour de l’annonce de l’élection, l’armée tchadienne a déployé des armes lourdes, positionnées sur des véhicules, un peu partout en ville. C'était comme si on se préparait à la guerre. C’était une façon de faire peur pour qu’il n’y ait pas de contestation des résultats et pas de manifestation.
L’annonce de ces résultats, seulement trois jours après le scrutin, a surpris beaucoup d’observateurs et suscité des interrogations quant à leur fiabilité.