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La Nouvelle-Calédonie submergée par "un sentiment général de colère et d’injustice"
Alors que l'Assemblée nationale examine mardi une révision constitutionnelle visant à élargir le corps électoral propre au scrutin provincial en Nouvelle-Calédonie, Nouméa passe la nuit sous couvre-feu après avoir été le théâtre de violences et d'émeutes. Pourquoi ce projet attise-t-il la colère ?

Rues désertes, cris et bruits de détonation : à Nouméa, "capitale" de Nouvelle-Calédonie, la population était calfeutrée, mardi soir, soumise à un couvre-feu après une nuit de violences. Les émeutes ont éclaté lundi à l'occasion d'une réforme constitutionnelle visant à élargir le corps électoral propre aux élections provinciales en Nouvelle-Calédonie, décriée par les indépendantistes.

Depuis 1998, en vertu de l’accord de Nouméa, seuls les natifs et les résidents de longue date peuvent prendre part à ce scrutin, ainsi qu’aux référendums, afin de préserver l’équilibre entre la population kanake - autochtone de l’archipel - et les nouveaux arrivants venant de France métropolitaine. 

Mais au fil des ans, la proportion d'électeurs privée de droit de vote aux élections provinciales n'a cessé de croître. Aujourd'hui, un électeur sur cinq serait concerné. Avec cette réforme, portée par le ministre de l’Intérieur et des Outre-mer Gérald Darmanin, environ 25 000 personnes pourraient intégrer la liste électorale : 12 441 natifs et près de 13 400 résidents depuis au moins 10 ans, selon l'Institut de la statistique de Nouvelle-Calédonie. Des élections provinciales sont censées avoir lieu avant décembre 2024 pour choisir les élus des trois assemblées de provinces. 

Une "crainte de voir la population kanak disparaître" 

L'enjeu des élections provinciales est important : la distribution des sièges au sein des provinces influence directement la répartition des sièges au Congrès (le Parlement local), qui à son tour désigne le président du gouvernement de Nouvelle-Calédonie. En 2019, les anti-indépendantistes ont obtenu 28 sièges sur les 54 du Congrès.

Alors que les loyalistes réclament "les mêmes droits" qu'ailleurs dans le pays, les indépendantistes, eux, estiment qu’un dégel du corps électoral risque de leur faire perdre encore plus de sièges au Congrès et de "minoriser encore plus le peuple autochtone kanak", qui représentait 41,2 % de la population de l'archipel au recensement de 2019, selon l'Insee.

"La population calédonienne remet en question la légitimité de permettre à une partie de la population, qui pourrait ne pas rester très longtemps en Nouvelle-Calédonie, ou rester dans des cercles très fermés dans le sud du territoire, d'avoir accès au vote", explique Évelyne Barthou, maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Pau. "Il existe un sentiment général de colère et d'injustice, mais aussi une crainte de voir la population kanak disparaître ou être noyée parmi le reste. Ces tensions seraient moins fortes si les inégalités entre les Européens et les Kanaks n'étaient pas aussi marquées aujourd'hui." 

Foyer des affrontements actuels, Nouméa, dans la province Sud, possède une concentration importante de la population européenne et une économie dominante. Au sein même de la capitale, des inégalités sociales et économiques persistent avec "des clivages ethniques très marqués, avec d'un côté des quartiers économiquement favorisés et de l'autre des quartiers largement défavorisés, habités majoritairement par des Kanaks ou des Mélanésiens", ajoute Évelyne Barthou.  

Ce projet de réforme de la Constitution fait suite aux trois référendums sur l’indépendance remportés par le camp du "non" entre 2018 et 2021. Le dernier, marqué par une abstention record, a été boycotté par les indépendantistes qui dénonçaient notamment son organisation en pleine crise sanitaire. 

Les indépendantistes du Front de libération nationale kanak socialiste (FLNKS) dénoncent par ailleurs le passage en force de la réforme. "Il y a un dialogue de sourd entre ceux qui ont initié cette réforme et les Calédoniens, alors que l’accord ne peut pas se faire sans eux", développe Isabelle Merle, historienne de la colonisation spécialiste de la Nouvelle-Calédonie et directrice de recherche au CNRS. "On ne peut pas négliger le processus d’émancipation en imposant des règles sans tenir compte des opinions divergentes." 

Une histoire coloniale "oubliée" 

C’est en 1988 que les discussions sur l’avenir de l’île ont débuté, après une décennie marquée par des conflits et des violences séparatistes. Les accords Matignon-Oudinot ont alors été signés, créant trois provinces et reconnaissant officiellement le peuple kanak. Dix ans plus tard, l’accord de Nouméa signé sous l’égide du Premier ministre Lionel Jospin, a engagé le processus de décolonisation du "Caillou" par étapes. 

"Alors que l’accord de Nouméa a permis le transfert de compétences, l’histoire coloniale de la Nouvelle-Calédonie semble aujourd’hui être oubliée dans le débat parlementaire, où une partie des représentants n’en tient pas compte", analyse Isabelle Merle. "L’idée de cette réforme est de revenir à une situation initiale où tout Français arrivant sur le territoire avait le droit de vote, alors que les Kanaks ne l'avaient pas. Cette réouverture des vannes suscite des tensions, comme prévu et annoncé." 

La colère suscitée par cette réforme s'ajoute à la frustration sociale dans un archipel où plus de 26 % des jeunes sont au chômage et où la crise du nickel, principale ressource économique de la Nouvelle-Calédonie, suscite de vives inquiétudes. 

Lors d’un rassemblement de soutien à Paris, Daniel Wéa, président du Mouvement des jeunes Kanaks en France, a déclaré à Reuters que "’s’il y a la violence aujourd’hui au pays, c’est une réponse à la violence subie depuis la colonisation jusqu’à aujourd’hui". Le président de l'Union calédonienne, Daniel Goa, a appelé la jeunesse à "rentrer chez elle" tout en condamnant fermement les actes de pillage et de violence. Il a néanmoins souligné que "les troubles des dernières 24 heures révèlent la détermination de nos jeunes de ne plus se laisser faire par la France." 

"Logique néocoloniale" 

Lors de cette session parlementaire, les différences sont particulièrement marquées entre les élus qui considèrent la décolonisation comme un concept du passé - à l'image du député calédonien Nicolas Metzdorf (Renaissance), connu pour ses positions anti-indépendantistes, qui est rapporteur du texte - et ceux qui rappellent que l'île est toujours inscrite par l'ONU comme territoire non autonome en attente de décolonisation, rappellent nos confrères de Mediapart.

Pour la jeunesse calédonienne, le colonialisme n'est pas un phénomène qui appartient totalement au passé. "Malgré une préférence locale pour l'emploi, de nombreux jeunes voient des opportunités leur échapper au profit de Métropolitains", soulève Évelyne Barthou, qui a mené une enquête de terrain auprès de la jeunesse calédonienne l’année dernière. "C’est un exemple parmi d’autres de la logique néocoloniale à laquelle la Nouvelle-Calédonie reste encline aujourd’hui." 

Pour le gouvernement, l'adoption d'une réforme constitutionnelle est particulièrement difficile, surtout en situation de majorité relative à l'Assemblée nationale. Si le principe d'élargir le corps électoral semble faire consensus au Parlement, la méthode utilisée suscite l'exaspération de l'opposition, notamment de LFI et du PS.

Lors de son examen au Sénat, le texte gouvernemental a été nettement remodelé par la majorité sénatoriale, supprimant la date butoir du 1er juillet. Si un accord global sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie est trouvé localement d’ici au 1er juillet 2024, la révision constitutionnelle sera suspendue.

Le gouvernement souhaite que les indépendantistes et les loyalistes trouvent un terrain d'entente sur le statut de l'île qui comporterait un volet sur le corps électoral. Désormais le texte doit être voté à l'identique par le Sénat et l'Assemblée nationale, sous peine de nouvelle navette parlementaire. 

Dix dates-clés de la Nouvelle-Calédonie

1853 

Le contre-amiral Febvrier-Despointes signe l’acte de prise de possession de la Nouvelle-Calédonie par Paris, au nom de Napoléon III. Objectif affiché : "assurer à la France dans le Pacifique la position que réclament les intérêts de la marine militaire et commerciale" et y établir une colonie pénitentiaire à partir des années 1860. 

1878 

Une grande révolte kanake contre la spoliation des terres est réprimée dans le sang. Au total, 200 Européens et 600 insurgés sont tués, des tribus rayées de la carte, et 1 500 Kanaks contraints à l'exil. 

1946 

L’archipel devient un Territoire d'outre-mer (TOM). Les Kanaks obtiennent la citoyenneté française et le droit de vote, qui sera progressivement appliqué.

1984 

Fondation du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS). Ce parti indépendantiste décide la création d'un gouvernement provisoire de la future Kanaky (Nouvelle-Calédonie en kanak). 

1987 

Un référendum sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie voit la victoire écrasante (98 %) du vote en faveur du maintien au sein de la communauté française. La participation s’établit à 59 %. 

1988 

Le Premier ministre Jacques Chirac annonce sa volonté d’établir une autonomie et un découpage en quatre régions. C’est le Statut Pons du 22 janvier 1988. 

Le 22 avril, deux jours avant un scrutin destiné à élire les conseils territoriaux, l'occupation de la gendarmerie d'Ouvéa, protestation contre l'élection, vire au drame : quatre gendarmes sont tués, 26 sont pris en otage. 

Le 5 mai, entre les deux tours de l'élection présidentielle, un assaut de l'armée libère les otages dans un bain de sang : 19 Kanaks et deux militaires sont tués.

Le 26 juin, la Nouvelle-Calédonie signe les accords de Matignon et s'engage dans un processus progressif d'autodétermination et de décolonisation. 

1989 

Jean-Marie Tjibaou, président du FLNKS, est assassiné par balle par le Kanak Djubelly Wéa, qui lui reproche d'avoir signé les accords de Matignon. Djubelly Wéa est ensuite abattu par un garde du corps de Jean-Marie Tjibaou. 

1998 

Le 5 mai, l'accord de Nouméa, signé par Lionel Jospin, Premier ministre socialiste, ainsi que les présidents du RPCR et du FLNKS, met en place un processus de décolonisation sur 20 ans. Il est ratifié par 71,86 % des Calédoniens. 

2018 à 2023 

Le non à l'indépendance l'emporte lors des référendums de 2018 (à 56,7 % des voix), 2020 (53,26 %) et 2021 (96,5 %). Les indépendantistes contestent la validité du dernier scrutin, entaché par une forte abstention due à la pandémie de Covid-19. 

Emmanuel Macron exhorte indépendantistes et non-indépendantistes à aboutir à un accord sur le statut de l'archipel d'ici la fin 2023 en vue d'une révision constitutionnelle l'année suivante. 

2024 

Le 2 avril 2024, le Sénat approuve une révision constitutionnelle pour élargir le corps électoral pour permettre à tous les natifs calédoniens et aux résidents installés depuis au moins dix ans, de voter aux élections provinciales.