Est-ce la fin du soutien inconditionnel des États-Unis à Israël ? Alors que le gouvernement de Benjamin Netanyahu ignore ostensiblement les avertissements américains sur les risques pour les populations civiles d'une offensive sur Rafah, le président Joe Biden a menacé, mercredi 8 mai, de ne plus livrer certains armements en cas d'opération terrestre dans cette ville du sud de la bande de Gaza.
"S'ils entrent à Rafah, je ne leur livrerai pas les armes qui ont été utilisées historiquement (...) contre des villes", a déclaré à CNN Joe Biden, alors que l'armée israélienne affirme préparer une offensive "limitée" à Rafah et que l'ONU dit craindre un "bain de sang". Selon les estimations, environ 1,4 millions de Palestiniens, en majorité déplacés par la guerre, s'entassent dans cette ville.
La menace formulée par le président américain a déjà en partie été mise à exécution, selon des responsables américains. Washington a suspendu la semaine dernière la livraison de 1 800 bombes de 900 kilos, sans doute des MK-84, ainsi que de 1 700 bombes plus petites de 225 kilos.
Le secrétaire à la défense, Lloyd Austin, a affirmé mercredi, devant une commission sénatoriale, que des armes moins puissantes et plus précises étaient nécessaires dans une zone aussi densément peuplée que Rafah. Selon l'ONU, la ville située à la frontière avec l'Égypte compte 20 000 habitants au km2, soit une densité équivalente à celle de la ville de Paris intra-muros.
"Nous allons continuer à faire le nécessaire pour qu'Israël ait les moyens de se défendre", a précisé Lloyd Austin. "Cela dit, nous sommes en train d'examiner certaines livraisons à court terme d'aide sécuritaire dans le contexte des événements qui se déroulent à Rafah".
Monstres de puissance
En service depuis le début des années 1970, les bombes MK-84 ont été utilisées par l'armée américaine au Vietnam puis, avec parcimonie, en Irak et en Afghanistan en raison de leur effet dévastateur dans les zones urbaines. Selon Human Rights Watch, ce type de munition a également été employé par la coalition dirigée par l’Arabie saoudite lors d'un bombardement sur un marché au Yémen en 2016 qui a fait une centaine de victimes civiles.
Non guidées, ces bombes ont la possibilité de gagner en précision grâce à l'ajout d'un kit de guidage composé notamment d'un système de navigation. Mais dans un environnement aussi densément peuplé que la bande de Gaza, cette précaution ne suffirait pas pour protéger les civils.
Contenant plus de 400 kg d’explosifs, ces bombes de 4,5 mètres de long génèrent un immense cratère et envoient des milliers de fragments qui s'éparpillent dans toutes les directions. Rien ni personne ne peut y survivre dans un rayon de 350 mètres.
Les experts militaires affirment que ces bombes meurtrières pourraient avoir participé de manière significative à l'effroyable bilan humain de la guerre menée dans la bande de Gaza. Selon le Hamas, près de 35 000 Palestiniens ont été tués depuis le début des hostilités déclenchées par le massacre du 7 octobre qui a fait environ 1 200 victimes.
Pour déloger les militants du Hamas, terrés dans un réseau complexe de tunnels souterrains à Gaza, Israël s'est appuyé sur ces bombes dévastatrices fournies par les États-Unis. Selon une enquête du New York Times publiée en décembre 2023, Israël a largué quotidiennement des bombes MK-84 sur Gaza lors des six premières semaines du conflit. À au moins 200 reprises, l'armée israélienne aurait par ailleurs pris pour cible des zones désignées comme sûres pour les civils gazaouis.
Depuis plusieurs années, Israël est dans le viseur des ONG de défense des droits humains, qui lui reprochent l'usage à grande échelle de ces bombes surpuissantes lors de précédents conflits dans la bande de Gaza.
"Ces bombes sont utilisées pour faire des dommages extrêmement importants, soit de façon indiscriminée, soit de façon complètement délibérée sur des zones d'habitation ou des infrastructures civiles, ce que le droit international interdit. Cela n'a pas été respecté par Israël, ni durant cette guerre à Gaza, ni auparavant", estime Jean-Claude Samouiller, le directeur d'Amnesty international France.
"Un message diplomatique"
Après l'annonce américaine, l'ambassadeur israélien à l'ONU, Gilad Erdan, a qualifié cette pause dans la livraison de bombes de 900 kilos de "décision très décevante, voire frustrante", lors d'une interview accordée à la chaîne de télévision israélienne Channel 12.
Les États-Unis sont de très loin le premier fournisseur d'armement d'Israël. Le mois dernier, le Congrès a approuvé des ventes d’armes supplémentaires d’un montant de 14,3 milliards de dollars dans le cadre d’un paquet comprenant également une assistance en faveur de l’Ukraine et de Taïwan.
Mais ce soutien inconditionnel est remis en cause depuis le déclenchement de la guerre entre Israël et le Hamas. Entre les critiques des citoyens américains de confession musulmane et les occupations des campus universitaires, les démocrates s'inquiètent des conséquences de la situation au Proche-Orient sur les résultats de l'élection présidentielle de novembre.
"C'est un premier pas certes insuffisant mais qui envoie un signal fort vis-à-vis d'Israël", souligne Jean-Claude Samouiller.
À ce jour, cette décision représente la manifestation la plus spectaculaire des désaccords qui empoisonnent les relations entre l'administration Biden et le gouvernement dirigé par Benjamin Netanyahu, resté sourd aux demandes américaines d'une meilleure prise en compte de la vie des civils palestiniens. Elle intervient également alors qu'Israël vient de refuser une proposition de trêve et continue de vouloir anéantir le Hamas en menant une offensive sur Rafah, présenté comme le dernier bastion du mouvement islamiste.
Les troupes israéliennes ont pris mardi le contrôle du poste frontière de Rafah, vital pour l'acheminement de l'aide humanitaire dans Gaza, et a ordonné l'évacuation de 100 000 Palestiniens. Les forces israéliennes ont également mené des "frappes ciblées" sur la partie orientale de la ville.
La décision américaine est "une sorte de message diplomatique adressé au Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, lui indiquant qu'il doit prendre en considération les intérêts américains plus qu'il ne l'a fait au cours des derniers mois", analyse auprès d'Associated Press Itamar Yaar, ancien chef adjoint du Conseil national de sécurité d'Israël. "Au moins pour l'instant, cela n'aura pas d'impact sur les capacités israéliennes, mais il s'agit d'une sorte de signal pour dire 'faîtes attention'".
La balle est désormais dans le camp d'un gouvernement Netanyahu de plus en en plus isolé. Des négociations indirectes ont repris mercredi au Caire pour tenter de parvenir à un compromis avec le Hamas. Et éviter l'assaut tant redouté sur la ville de Rafah.