Sabotages, incendies volontaires & Co. Plusieurs agences de renseignement européennes mettent en garde contre la menace grandissante d’actions violentes des services russes de renseignement sur le sol européen et dans des pays de l’Otan, a affirmé le Financial Times, dimanche 5 mai.
“Nous évaluons que le risque d’actes de sabotage dirigés par l’État [russe, NDLR] a significativement augmenté”, a souligné Thomas Haldenwang, le président de l’Office fédéral allemand pour la protection de la Constitution (renseignement intérieur) lors d’une conférence sur la sécurité organisée en Allemagne en avril.
Incendies et tentatives de sabotage
Un constat partagé par les agences de renseignement “de trois pays qui ont fait part de leurs conclusions au Financial Times”. Les services de sécurité de l’Otan ont apporté sur la table des “informations claires et convaincantes sur des manigances russes”, a indiqué au quotidien britannique un responsable politique européen qui a préféré garder l’anonymat.
Des accusations qualifiées de “sans fondement” et “pas sérieuses” par Dmitri Peskov, porte-parole du Kremlin, lundi 6 mai.
Mais ces mises en garde se nourrissent d’une série d’incidents suspects qui ont eu lieu à travers l’Europe... et même au-delà. Les services russes de renseignement sont en effet soupçonnés d’être à’ l’origine, d’un incendie, le 21 mars, dans un entrepôt londonien appartenant à un homme d’affaires ukrainien. Un mois plus tard, le 15 avril, une explosion a frappé, toujours au Royaume-Uni, une usine du géant britannique de la défense BAE, où étaient fabriquées des armes à destination de l’Ukraine.
Quelques jours après cet incident, les forces de police polonaises ont arrêté des individus soupçonnés de collecter des informations sur l’aéroport de Rzeszów pour le compte de la Russie. Le même jour, deux binationaux allemands-russes ont été arrêtés et accusés de préparer des opérations de sabotage sur le sol allemand.
Les espions russes ont même été soupçonnés d’avoir mis le feu, mi-avril, à une usine de munitions aux États-Unis.
Le grand méchant Occident
“Nous sommes probablement en train d’assister à une accélération d’une tendance débutée il y a plus d’un an et qui consiste à multiplier les actions clandestines sur le sol de pays de l’Otan”, estime Jenny Mathers, spécialiste des services russes de renseignement à l’université d’Aberystwyth. En avril, les autorités tchèques avaient ainsi averti que des agents russes tentaient depuis le printemps 2023 de saboter le réseau ferroviaire européen. Ils avaient même comptabilisé plus de 1 000 essais de piratage visant ces infrastructures critiques pour l’acheminement de matériel occidental vers l’Ukraine.
La récente escalade intervient alors que “la rhétorique russe insiste de plus en plus sur le fait qu’il y a une guerre contre l’Occident et que Moscou doit se défendre”, souligne Kevin Riehle, spécialiste des services de renseignements à la Brunel university de Londres. Le président russe, Vladimir Poutine, a désigné, lors d’un discours du 28 mars, les bases militaires de l’Otan en Europe comme des “cibles légitimes” dans le cadre de la guerre actuelle en Ukraine.
Plus la Russie aura l’impression que l’Occident soutient militairement l’Ukraine et met la pression sur elle, “plus il faudra s’attendre à voir Moscou réagir”, note Mark Galeotti, directeur du cabinet de conseil Mayak Intelligence et auteur du livre “Les guerres de Poutine : de la Tchétchénie à l’Ukraine”.
Pour ce spécialiste des questions de sécurité en Russie, il n’est pas étonnant que la hausse des opérations clandestines russes intervienne “alors qu’il y a davantage d’attaques ukrainiennes sur le sol russe. Pour Moscou, Kiev n’est qu’un pion entre les mains de l’Otan, ce qui revient à dire que les responsables russes rendent directement l’Occident responsable de ces attaques en Russie”. Mener des opérations violentes devient alors beaucoup plus légitime pour eux.
L'armée d'un côté, les espions de l'autre
Les services russes de renseignement estiment que le moment est, en outre, particulièrement bien choisi pour mettre plus de pression sur les pays européens. L’exemple du débat parlementaire aux États-Unis sur l’opportunité d’envoyer toujours plus d’armement à l’Ukraine a prouvé “qu’il commençait à y avoir une certaine fatigue de la part d’une partie de la population à l’égard du soutien à l’Ukraine. Frapper sur le sol européen permet de rappeler qu’il y a un prix à payer en terme de sécurité pour ce soutien, ce qui pourrait davantage conforter les sceptiques dans leurs craintes”, affirme Daniel Lomas, spécialiste des services de renseignement à l’université de Nottingham, qui travaille actuellement sur l'exploitation de l’espionnage par la Russie depuis le début de la guerre en Ukraine.
Nourrir ainsi les divisions au sein de l’opinion occidentale sert parfaitement les intérêts russes. Surtout que son armée tente actuellement de percer les défenses ukrainiennes. “Si les services de renseignement peuvent ralentir la livraison d’armes à l’Ukraine en faisant, notamment, douter les pays européens sur l’opportunité de le faire, ce serait aussi un succès stratégique pour les opérations militaires”, estime Jenny Mathers.
“Il y a l’impact psychologique, mais aussi matériel”, ajoute cette spécialiste. La plupart des cibles des actes ou tentatives de sabotages attribués aux espions russes sont soit des dépôts de munitions prévues pour l’armée ukrainienne soit des infrastructures de la chaîne d’approvisionnement et de livraison de cet équipement (réseau ferroviaire ou aéroport).
“La priorité numéro 1 des agences russes est vraiment de perturber l’envoi de matériel à l’Ukraine”, insiste Daniel Lomas. Ce qui démontre “une véritable coordination entre l’armée et les services de renseignement”, souligne Jenny Mathers. Une entente entre services qui était loin d’être acquise, selon elle, connaissant les incessantes luttes intestines entre officines et au sein des différents ministères en Russie.
Rester sous le seuil de l'escalade
Les espions russes se sont donc mis en ordre de marche. Et les agences européennes semblent juger qu’ils sont prêts à taper fort. Ils n’auraient “que peu de préoccupation apparente pour les pertes civiles, selon les responsables du renseignement” interrogés par le Financial Times.
De quoi suggérer que les opérations à venir deviendraient plus violentes et mortelles ? Une conjecture qui laisse les experts interrogés par France 24 dubitatifs. D’un côté, même s’il n’est pas le seul à le faire, c’est le GRU (renseignement militaire) qui “est officiellement chargé de réduire la capacité des ennemis de la Russie à mener la guerre”, souligne Kevin Riehle. Et ces espions ne sont pas connus pour s'embarrasser des victimes collatérales. “En 2018, la tentative d’empoisonnement de [l’ex-agent double] Sergueï Skripal en Angleterre avait entraîné la mort d’un civil qui avait été exposé accidentellement au Novichok laissé sur place”, rappelle Daniel Lomas.
Mais les autorités russes “ont encore un sens des limites à ne pas franchir. Et pour l’instant, elles tiennent à éviter que leurs opérations clandestines entraînent des morts. Toutes ces actions restent sous le seuil de l’escalade des tensions”, estime Mark Galeotti. Pour lui, “les responsables russes ont beau parler de guerre avec l’Occident, ils ne veulent surtout pas d’un conflit ouvert”.
“Avoir recours aux services de renseignement’ représente à l’heure actuelle la seule manière pour la Russie d’opérer en Europe sans entraîner de riposte militaire de l’Otan”, confirme Daniel Lomas.
C’est pourquoi l’éviction, au début de la guerre, de centaines de membres des ambassades russes en Europe - la plupart étaient accusés d’être des espions - avait porté un coup aussi dur à la Russie. Le fait que Moscou semble capable de multiplier les opérations clandestines en Europe “indique que les services de renseignement ont reconstitué en partie leur réseau”, assure Kevin Riehle.
Mais pour l’instant, il s’agit d’un incendie par ici, d’une tentative de sabotage du rail par là ou alors de binationaux qui se font arrêter avant de réussir à mener à bien leur plan. Autrement dit, le réseau européen du GRU est probablement encore fragile. Et c’est sûrement le sens des avertissements des services européens de renseignement : il est peut-être encore temps d’éviter que l’Europe ne redevienne un nid d’espions russes capables d’endommager, pour de bon, la chaîne logistique pour acheminer du matériel à l’Ukraine.