Il y a un mois encore, Russell Bentley remerciait ses “anges gardiens” pour l’avoir aidé à échapper des “centaines de fois à la mort” depuis 2014, dans une interview accordée au site du magazine Newsweek. Mais sa chance a tourné et celui qui se faisait appeler “Texas” ou “Donbass Cowboy” a été tué à Donetsk, dans la partie occupée par la Russie du Donbass ukrainien. Sa mort a été annoncée par les médias russes le 19 avril.
Depuis lors, les milbloggers - des internautes ultraconservateurs russes qui commentent la guerre en Ukraine - sont vent debout contre ce qu’ils appellent l’échec de l’état-major russe à protéger ce Texan qu’ils considéraient comme l’un des leurs, rapporte le Wall Street Journal. “‘Texas’ a été tué ! De la même façon qu’ils ont laissé mourir tant de nos frères [au Donbass, NDLR]”, a notamment réagi Thirteenth, surnom sur Telegram de l’ex-soldat russe Yegor Guzenko.
Face à ces critiques, Moscou s’est montré très discret sur les circonstances de la mort de Russell Bentley. Sa femme, de nationalité russe, n’avait plus de nouvelles de lui depuis début avril, et cet Américain d’ordinaire très prolixe sur les réseaux sociaux ne postaient plus rien. Ce sont finalement des membres de son ancienne unité de combattants dans le Donbass qui ont annoncé sa mort. Aucune confirmation officielle n’a été fournie par Moscou.
“On ne saura probablement jamais ce qui s’est réellement passé, mais les informations qui circulent en ligne suggèrent que le scénario le plus probable est qu’il a été tué par des soldats russes l’ayant pris pour un espion américain”, souligne Stephen Hall, spécialiste de la Russie à l’université de Bath.
Un bon petit soldat de la cause russe
De son vivant, Russell Bentley n’aurait probablement jamais cru qu’il pourrait être pris pour un agent à la solde de Washington. Depuis qu’il a quitté son Texas natal en 2014, ce sexagénaire avait tout fait pour embrasser à la fois le mode de vie russe et les éléments de langage les plus “poutiniens”. Il s’était marié avec une Russe, s’était converti à la foi orthodoxe, avait obtenu la nationalité russe et acheté “une petite maison avec un grand jardin” dans la région de Donetsk.
Cette décennie finale de bon petit soldat de la cause russe marque le dernier chapitre d’une vie qui n’a rien eu d’un long fleuve tranquille. Il a commencé son parcours en tant qu’étudiant autoproclamé “socialiste” dans le très conservateur État du Texas. Puis à 20 ans, il a voulu tenter l’aventure militaire et a été affecté dans les années 1980 sur une base en Allemagne.
De retour aux États-Unis quelques années plus tard, il a d’abord mené une vie de barman-fêtard au Texas. Il s’est ensuite rendu en 1990 à Minneapolis (Minnesota) pour devenir bûcheron puis activiste pour la légalisation du cannabis. Une revendication qui l’a même poussé à s’engager en politique en tant que candidat au Sénat du Grassroot party, une formation qui défend cette cause.
Ayant échoué à se faire élire, il décide alors de passer de socialiste à communiste et d’activiste à dealer de cannabis. Une activité qui va lui valoir des ennuis avec la justice et une condamnation à cinq ans de prison.
Six mois de combat et dix ans de correspondance
Après avoir purgé sa peine, il s’installe à Austin pour devenir paysagiste au début des années 2010. Une nouvelle voie qui va lui laisser du temps libre pour se perdre sur les sites d’information pro-russe. Ces portails - les mêmes qui vont servir en 2016 pour tenter d’influencer l’élection américaine - vont lui présenter une version imbibée de propagande russe du mouvement pro-européen Euromaïdan de 2013 en Ukraine.
Cette réalité alternative va convaincre Russell Bentley que l’invasion de la Crimée puis les combats dans le Donbas, représentent une “guerre contre les éléments pro-nazi en poste à Kiev”, souligne en 2019 le site Texas Monthly dans une enquête consacrée à cet étrange personnage. Il devient ainsi l’une des premières “victimes” américaines de la grande opération de propagande russe visant à déstabiliser les États-Unis et qui a culminé en 2016.
Il rejoint Donetsk en 2014 où il intègre le bataillon Vostok, l’une des principales unités pro-russe dans le Donbass. Mais il ne se battra que pendant six mois avant de devenir “Texas” et le “Donbass Cowboy”, des surnoms dont il se servira sur les réseaux sociaux et lors de ses apparitions régulières sur la chaîne Sputnik pour faire la promotion en anglais de la “grande œuvre de libération” russe contre les “fascistes” en Ukraine. Il va alors sillonner pendant dix ans la région en tant que “correspondant de guerre” pour divers sites et médias pro-Poutine et ultra-nationalistes.
Au début de la grande offensive russe de 2022, le “Donbass Cowboy” affirme sur le réseau social VKontakte que “nous [les Russes] allons peut-être nous arrêter à Kiev, ou alors nous irons jusqu’à la Manche. Peut-être même que nous allons libérer les États-Unis !” Depuis lors, il a répété encore et encore le narratif russe faisant de Washington et l’Otan les grands méchants qui ont forcé la main à Moscou, obligé de se défendre en Ukraine.
Ce disciple du poutinisme triomphant avec un fort accent texan “était très utile à la propagande du Kremlin, surtout à destination de l’opinion publique russe”, assure Jeff Hawn, spécialiste de la Russie à la London School of Economics. Il incarnait une facette importante du discours de Moscou : “Russell Bentley était la preuve vivante que l’idéologie russe avait aussi fait des émules en Occident et même aux États-Unis”, précise Stephen Hall.
Une voix précieuse pour relayer la propagande russe
Le “Donbass Cowboy” n’était pas le seul Occidental à s’être engagé du côté de la Russie. Mais “il n’existe aucune donnée fiable", précise Jeff Hawn. "En ce qui concerne les Américains, ils ne sont probablement pas plus qu’une poignée et souvent avec un passif judiciaire”, ajoute-t-il. Ainsi Wilmer Puello-Mota, un ex-soldat américain, a décidé de partir combattre aux côtés des Russes en Ukraine en janvier dernier, quelque jours avant le début de son procès pour détention de matériel pédopornographique.
Russell Bentley avait un avantage aux yeux de Moscou sur les autres combattants occidentaux : il était très à l’aise devant les caméras. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles les milbloggers sont aussi remontés depuis sa mort : “ils regrettent que l’armée n’ait pas réussi à protéger l’une des rares voix américaines qui pouvaient les aider à porter leur message de guerre des civilisations en dehors des frontières russes”, précise Stephen Hall.
Une autre raison est que “ces ultranationalistes peuvent utiliser sa mort pour continuer à critiquer le ministère de la Défense de Sergueï Choïgou, qu’ils accusent de ne pas bien mener la guerre en Ukraine”, note Jeff Hawn.
Le décès de Russell Bentley serait la preuve que l’état-major ne contrôle absolument rien dans les territoires occupés par la Russie dans le Donbass. Il faut dire que “ce qui s’y passe est encore plus opaque que ce qui se déroule en Russie pour les observateurs extérieurs”, affirme Stephen Hall.