Des œillets rouges introduits dans les fusils de jeunes militaires. Les images de ces soldats souriants juchés sur leur char et fraternisant avec la foule ont fait le tour du monde. Il y a cinquante ans, le 25 avril 1974, la dictature portugaise prenait fin pratiquement sans effusion de sang et dans la liesse populaire.
"C’est le jour de la Liberté qui a permis de renverser l’une des plus épouvantables dictatures et d’établir la démocratie. Tout devenait possible. L’horizon s’ouvrait et s’éclaircissait", résume l’historien Yves Léonard, enseignant à Science-Po et spécialiste du Portugal contemporain.
"Un sentiment de peur généralisé"
Depuis 48 ans, le pays vit sous une chape de plomb. Dirigé jusqu’en 1968 par Antonio de Oliveira Salazar puis par Marcelo Caetano, le Portugal est alors l’un des plus anciens régimes autoritaires d’Europe. "C’était une dictature répressive, d’extrême droite, nationaliste et conservatrice. La police traquait l’opposition et surveillait la population. C’était une société où il y avait un sentiment de peur généralisé", décrit l’historien Victor Pereira, chercheur à l’Institut d’histoire contemporaine de l’Université nouvelle de Lisbonne.
À ce manque de liberté s’ajoute une grande pauvreté. Le régime, appelé "Estado Novo" (État nouveau), n’a pas réussi à développer le pays. "Dans les années qui ont précédé le 25 avril 1974, sur 9 millions d'habitants, 1,4 millions de Portugais ont émigré, la grande majorité vers la France. Ils ont quitté leur pays en raison de la misère et de l’impossibilité de s’élever socialement pour eux et pour leurs enfants", raconte Victor Pereira, auteur de "C'est le peuple qui commande, la révolution des œillets 1974-1976" publié par les Éditions du Détour.
Le Portugal est aussi plongé depuis le début des années 1960 dans des "guerres de pacification" en Afrique visant à maintenir la colonisation face aux révoltes indépendantistes. Mais l’enlisement de ces conflits, qui font de plus en plus de victimes parmi les militaires et notamment les jeunes enrôlés, crispe de plus en plus la population. "Cela a été le commencement de la fin et le détonateur", synthétise Yves Léonard, auteur de "Sous les œillets la révolution" (éditions Chandeigne). "Il y a 800 000 jeunes hommes portugais qui ont servi outre-Mer. La plupart d’entre eux finissent par se dire : 'Mais qu’est ce qu'on fait là ? Qu’est ce que c’est que ce récit qu'on nous a vendu ? Beaucoup vont commencer à fuir la conscription et cela va nourrir l’émigration".
Une chanson pour lancer le soulèvement militaire
Le mécontentement se fait aussi sentir parmi les officiers. Dès 1972, le gouverneur et commandant des Forces armées en Guinée, Antonio de Spinola, tente de convaincre le président du Conseil, Marcelo Caetano, de trouver une issue politique aux guerres coloniales. Mais l’homme fort du régime s’accroche à son empire et fait porter la responsabilité des échecs sur les militaires. Ces derniers commencent à s’organiser clandestinement au sein du Mouvement des Forces armées (MFA). Le général Spinola met également le feu aux poudres en publiant, en février 1974, un ouvrage intitulé "Le Portugal et l’avenir" dans lequel il prône une démocratisation du pays et une progressive autonomie des colonies.
Alors que le général Spinola est écarté de ses fonctions - tout comme le chef des forces armées Francisco da Costa Gomes qui a refusé de jurer fidélité à Caetano -, des officiers intermédiaires décident d’organiser un coup d’État. Une première tentative a lieu le 16 mars 1974. "Elle a été préparée dans la précipitation et dans l’urgence la plus absolue. Ce coup d’État a été arrêté par le gouvernement, mais cet échec va servir de répétition", explique Victor Pereira.
Quelques semaines plus tard, l’opération du MFA laisse cette fois-ci peu de place à l’improvisation. Le capitaine Otelo de Carvalho, cerveau militaire de ce soulèvement, a prévu un plan minutieux pour renverser la dictature. À 0h20, le 25 avril, la chanson contestataire interdite par le régime "Grandola, Vila Morena" (Grandola, ville brune) de José Alfonso est diffusée sur les ondes. Elle lance le début de l’insurrection. Les militaires se dirigent vers leurs objectifs. En quelques heures, les révoltés commencent à occuper les points clés de la capitale.
Dans un premier communiqué du MFA, les militaires demandent aux habitants de rester chez eux, craignant un bain de sang en cas d'affrontement avec les autorités. "Ces soldats avaient des armes chargées et ils pensaient qu’ils allaient les utiliser, explique Victor Pereira. Mais les forces gouvernementales qui sont envoyées pour les arrêter ont le plus souvent rebroussé chemin ou les ont rejoints".
Au fur et à mesure, des milliers de Portugais finissent par descendre dans la rue et se mêlent aux insurgés. Au marché aux fleurs de Lisbonne, une fleuriste tend des œillets à plusieurs militaires qui les placent dans le canon de leur fusil, offrant un nom et un symbole à cette révolution globalement pacifique. Seule la police politique, connue comme la PIDE, oppose une résistance armée et tire dans la foule en fin de journée, faisant quatre morts, les seules victimes du soulèvement.
Une révolution politique et sociale
Dans le même temps, Marcelo Caetano fini par se rendre et le général Antonio de Spinola est choisi pour exercer la charge de président de la République. Cette dictature vieille de 48 ans est finalement tombée par un putsch militaire porteur d’un projet démocratique.
En l’espace d’une journée, la vie des Portugais change radicalement, comme le souligne Yves Renard : "C’est une digue qui lâche. Il y a un avant et un après. Il y a des décrets qui sont pris immédiatement pour abolir la police politique et la censure. On libère aussi des prisonniers politiques". "Le Portugal va également connaître une révolution sociale avec une remise en cause du capitalisme, de la propriété privée et des demandes concernant la liberté d’expression, d’association et le droit de grève", ajoute Victor Pereira.
Le coup d’État ouvre ainsi la voie à l'organisation des premières élections libres au suffrage universel, le 25 avril 1975, ainsi qu'à l'indépendance des colonies que le Portugal possédait encore en Afrique : l'Angola, le Mozambique, la Guinée-Bissau, le Cap-Vert et Sao Tomé et Principe. Après l’adoption de la constitution le 2 avril 1976, le Portugal s’affiche ensuite comme un modèle de démocratie alternant entre la droite et la gauche. En 1985, il signe son adhésion officielle aux Communautés européennes et rattrape peu à peu son retard économique.
La montée de l'extrême droite dans les urnes
Depuis 1974, le souvenir de cette révolution est resté ancré dans l’esprit des Portugais comme "Dia de Liberdade" ("Jour de la liberté"). Les commémorations du cinquantenaire se déroulent cependant dans un climat particulier. Alors que certains pensaient que ce passé autoritaire freinerait l’ascension de l’extrême droite observée dans d’autres pays européens, Chega, un parti créé en 2019, a réalisé une percée aux élections législatives organisées le mois dernier. Avec 18 % des suffrages, il est devenu la troisième force politique du pays.
Même si Chega ne se réclame pas ouvertement du salazarisme, il n’hésite pas à surfer sur une forme de nostalgie. "Il y a une certaine volonté au sein de l’extrême droite de régler ses comptes avec le 25 avril", note Victor Pereira. Selon une étude réalisée par l’Institut des sciences sociales de l’Université de Lisbonne et l’Institut Universitaire de Lisbonne, 23 % des participants ont dit que si les hommes politiques actuels suivaient les "idéaux" de l'ancien dictateur Antonio de Oliveira Salazar, le Portugal pourrait "retrouver sa grandeur".
Alors que les idées d’extrême droite progressent, le 50e anniversaire pourrait, selon Victor Pereira, être l’occasion d’un sursaut démocratique. "Il y a toujours de grands défilés partout dans le pays et notamment à Lisbonne, mais je pense que cette année il y a aura plus de monde que d’habitude. Parce que ce sont les 50 ans, mais aussi parce que l’extrême droite étant là où elle est, beaucoup de gens vont se mobiliser pour montrer un signal de soutien aux valeurs démocratiques et aux valeurs du 25 avril", explique-t-il.
Certains des 5 000 militaires qui ont participé au putsch défileront aussi, jeudi 25 avril, dans le centre de Lisbonne avec une quinzaine de véhicules d'époque. En plus de la séance commémorative organisée chaque année au Parlement, les présidents des pays africains devenus indépendants après la "révolution des œillets" assisteront aussi sur place à ces festivités.