Depuis fin février, Port-au-Prince, la capitale haïtienne, fait face à une nouvelle vague de violences déclenchée par les gangs, qui a débouché sur la démission du Premier ministre Ariel Henry et la création d’un conseil présidentiel de transition.
Parmi les endroits touchés par ces violences, on trouve plusieurs lieux culturels, comme ARAKA. Ce centre culturel, qui abritait notamment une bibliothèque, a été incendié et pillé le 1er mars. Le 3 avril, c’est la Bibliothèque nationale d’Haïti qui a été prise d’assaut par les gangs. Le même jour, l’Unesco a condamné "les actes de vandalisme enregistrés à l’École Nationale des Arts (...) et d‘autres institutions éducatives et culturelles d’Haïti".
Haiti armed groups loot national library, putting historic documents at risk. Ann gade ansanm.
♬ original sound - yvonviliusQuel est l'impact de la crise sécuritaire sur le secteur culturel ?
Rolando Étienne : Depuis trois ans, du fait de l'insécurité grandissante, il n’y a presque plus de spectacles le soir à Port-au-Prince, car à partir de 17h, plus personne ne circule dans les rues. Certains métiers - comme celui d'éclairagiste - ont donc été abandonnés, car les spectacles sont désormais organisés dans l’après-midi, en plein air. Cette situation complique aussi l’organisation des répétitions.
Dans les provinces, il est plus facile d’organiser des spectacles le soir. Mais il n’y a pas forcément le matériel technique pour cela, sans compter qu’il y a encore moins de subventions pour la culture. De plus, traditionnellement, ce sont les artistes de Port-au-Prince qui se produisent et organisent des ateliers en province. Or, actuellement, il n’est plus possible de quitter la capitale par la route, et un aller-retour en avion entre Port-au-Prince et Les Cayes, par exemple, peut coûter 300 dollars. Du coup, les villes de province subissent aussi le contrecoup de ces événements.
Cela dit, il y a une réelle vie culturelle en province. Récemment, j’ai rencontré des jeunes artistes qui animaient des ateliers à l’Alliance française du Cap-Haïtien (située à environ 200 km). Il faut dire que beaucoup de gens de Port-au-Prince ont dû se réfugier en province…
Pourquoi les spectacles se déroulent désormais plutôt en plein air ?
Des salles de spectacle ont été détruites lors du tremblement de terre de 2010, et n’ont pas été reconstruites : c’est le cas du Rex Théâtre, de la salle Sainte Cécile, de l’auditorium du lycée Marie Jeanne, de celle de l’Atelier Copart… De plus, la petite salle de la FOKAL - qui pouvait accueillir 200 personnes - ne fonctionne plus depuis le Covid.
Du coup, il y a des spectacles dehors et on a aussi transformé des restaurants en salles de spectacle, comme le café-restaurant Yanvalou par exemple. Le centre d'art à Port-au-Prince reçoit aussi des activités. Il y a également l'Institut Français en Haïti, où se tiennent encore des spectacles et des activités, mais il y a des annulations et des reports régulièrement. De toute façon, les rares espaces qui fonctionnent encore tournent au ralenti.
En fait, depuis plusieurs années, nous expérimentons la "scénographie alternative", qui permet de transformer n'importe quel lieu en espace de représentation théâtrale. On crée les spectacles pour pouvoir les jouer sur une place publique ou encore dans un restaurant, faute de salle de spectacle. Les metteurs en scène arrivent toujours à trouver un artifice.
On suppose que beaucoup d’acteurs du secteur culturel ont dû quitter Port-au-Prince, voire même Haïti, en raison de l’insécurité ?
Tout à fait. En février, je suis allé à New York, dans un petit centre à Brooklyn, où j’ai vu des écrivains, des peintres, des chanteurs, des cinéastes, des comédiens ou encore des metteurs en scène haïtiens. Des dizaines d’entre eux étaient là depuis moins d’un an. Une bonne partie des acteurs du secteur culturel haïtien sont désormais à New York, Paris, Montréal, ou encore en Floride. Haïti est en train d'être vidée de ses compétences et de ses ressources.
Vous avez mentionné le manque de subventions pour la culture : il doit être compliqué d'en obtenir, dans un pays où l’argent manque déjà pour couvrir les besoins de première nécessité…
Il n'y a pas une absence totale de subventions, mais elles sont très rares. De plus, les institutions internationales qui intervenaient auparavant dans le secteur culturel privilégient désormais l'humanitaire. Le secteur est donc complètement délaissé.
De toute façon, les gens qui pratiquent le théâtre, le cinéma, la danse et la musique ne le font pas pour l'argent, mais pour faire exister quelque chose dans le pays. Généralement, ils ont un autre travail, et ils se rencontrent pour les répétitions sur leur temps libre.
D'une manière générale, on essaie toujours de se débrouiller pour trouver des moyens, pour pouvoir offrir quelque chose au public, même si c’est parfois avec nos propres moyens. Par exemple, pour ma dernière représentation, j’ai écrit à une centaine d’amis pour leur demander une participation. De toute façon, si on attend les subventions, on ne fait rien. Et malgré ce manque de moyens, on arrive quand même à organiser des festivals chaque année.
Lesquels ?
Il y a les festivals de théâtre Quatre Chemins et En lisant, le festival Kont Anba Tonel, la Quinzaine Internationale Handicap et Culture [les dernières éditions de ces événements ont eu lieu en 2023 à Port-au-Prince, NDLR]. Il y a aussi le festival féministe Nègès Mawon [le dernier s’est déroulé en 2022 à Port-au-Prince et au Cap-Haïtien, NDLR]. Donc il reste des espaces où on peut exercer notre métier. Concernant le cinéma et le documentaire, il y a le festival Nouvelles Vues Haïti [dont la dernière édition s’est tenue en 2023 au Cap-Haïtien, NDLR], les Rencontres du Documentaire en Haïti de l’association KIT [les dernières ont eu lieu en 2023 à Port-au-Prince, NDLR]...
Récemment, l’association Quatre Chemins a même publié deux tomes constitués de douze pièces de théâtre, avec de jeunes auteurs. Globalement, ce sont des pièces engagées, sur les droits des femmes, les féminicides, le problème des gangs…
Début mars, le centre culturel ARAKA a été incendié et pillé. Quelle situation connaissent les bibliothèques ?
ARAKA était un espace extrêmement dynamique qui recevait tout le public de Port-au-Prince. Tous les auteurs connus de la ville l’ont fréquenté. Yanick Lahens a été la marraine du lieu. S’attaquer à ce genre d’endroit, cela revient à anéantir un espace de rencontre, entre lecteurs et auteurs, qui permettait aux jeunes de s’ouvrir au monde.
À Port-au-Prince, beaucoup de bibliothèques ont fermé ou sont pratiquement fermées : celle Monique Calixte de la FOKAL, celle de la Maison de la Grand-Anse, celle de l’atelier Copart, que dirigeait le marionnettiste Ernst St-Rome, celle à Bel Air, etc.
Il faut savoir que les écoles haïtiennes n'ont pratiquement pas de bibliothèques. Il faut aller dans les grandes écoles privées et les écoles des sœurs et des frères pour en trouver, ou alors dans ces bibliothèques de quartiers.
Sinon, il y a Café philo qui fonctionne, au Centre culturel Caraïbes, mais il se trouve dans une zone actuellement contrôlée par les gangs… Et en dehors de Port-au-Prince, la bibliothèque communale de Delmas [arrondissement de Port-au-Prince, NDLR] est toujours ouverte.
En quoi le secteur culturel est-il important en Haïti actuellement, alors que le pays fait face à une crise humanitaire, sécuritaire et politique majeure ?
C’est fondamental. S’il n'y avait pas la culture en Haïti, ce pays serait fichu. L'écrivain Makenzy Orcel, par exemple, finaliste du prix Goncourt en 2022, a fréquenté la bibliothèque Étoile filante du quartier de Martissant, de même que Bonel Auguste. Jean d’Amérique a fréquenté ARAKA, etc. Ces lieux permettent à des gens de se construire. En plus, cela peut donner de l'espoir aux gens : par exemple, quand quelqu'un de Martissant voit Makenzy Orcel, il se dit "il n'y a pas que les armes qui donnent de la renommée, la culture peut aussi en donner".
Donc, si on commence à fermer ces lieux-là, c’est fini pour le pays. C’est à travers la littérature, la musique, la danse, ou encore la peinture que nous existons. C’est là que réside toute la force de notre pays. Les artistes ne cèdent pas, ils se battent continuellement pour pouvoir exister et créer, et pour éviter que le milieu culturel ne s’effondre.