
Des visiteurs admirent la tapisserie de Bayeux, qui relate la conquête de l'Angleterre par Guillaume le Conquérant en 1066, à Bayeux, le 13 septembre 2019. © Loïc Venance, AFP
La protection de notre patrimoine sacrifiée sur l'autel de la diplomatie ? Depuis l'annonce d'Emmanuel Macron, le 8 juillet 2025, du prêt au British Museum de Londres de la tapisserie de Bayeux, propriété de l'État français, de nombreux défenseurs de l'art s'indignent d'une décision politique susceptible de mettre en péril ce trésor national, un débat récurrent en France, qui compte 61 musées nationaux et des millions d'œuvres et objets et exceptionnels dans ses collections.
Au cœur des préoccupations des conservateurs de musée, l'extrême fragilité de cette broderie presque millénaire, témoignage capital de la conquête de l’Angleterre par le duc Guillaume de Normandie en 1066. De l'avis des scientifiques, l'œuvre de 70 mètres de long ne peut pas voyager sans subir de dommages. Extraction de sa vitrine, transport, puis mise en place au British Museum : autant d'étapes qui pourraient porter atteinte aux délicates fibres en lin qui composent ce chef-d'œuvre de l'art médiéval.
En 2020, des restauratrices-conservatrices spécialisées en textile avaient inspecté centimètre par centimètre l'œuvre. Elles avaient relevé près de 24 200 taches et 10 000 trous. Cette même année, le comité scientifique international de la broderie de Bayeux s'était déjà clairement positionné : "Seules des opérations de restauration de la Tapisserie de Bayeux pourront justifier son déplacement."
"Le président Macron vient, une nouvelle fois, de prendre une décision catastrophique pour le patrimoine, c’est-à-dire de décider, lui tout seul, contre l’avis des conservateurs et des restaurateurs qui connaissent la tapisserie de Bayeux, de la prêter à l’Angleterre", tacle le critique et fondateur de La Tribune de l'art, Didier Rykner.
En échange, le British Museum va prêter à la France des pièces issues notamment du trésor de Sutton Hoo, considéré comme l'une des plus grandes découvertes archéologiques au Royaume-Uni : un navire-tombe mis au jour en 1938-1939 dans le sud-est de l'Angleterre.

La Joconde, trop précieuse pour voyager
Entre impératifs de conservation des œuvres les plus précieuses du patrimoine national et volonté de muscler la diplomatie française, ce genre de polémique n'est pas nouveau. En 2013, à l'occasion du 50e anniversaire de la reconnaissance par la France de la République populaire de Chine. Paris avait voulu marquer les esprits et envoyer un subtil message au régime de Xi Jinping à travers le prêt du tableau "La Liberté guidant le peuple".
Mais les experts s'étaient alarmés de la fragilité du chef-d'œuvre peint en 1830 par Eugène Delacroix. Des avertissements entendus par l'Élysée, qui renonce à son projet. Jacques Chirac, lui, ne s'était pas montré aussi raisonnable. Contre l'avis des conservateurs, le président de la République avait envoyé "La Liberté guidant le peuple" au Japon en 1999. Malgré toutes les précautions possibles, le tableau de 2,60 mètres sur 3,25 mètres était revenu abîmé en France.

Certaines œuvres sont considérées si précieuses que même leur déplacement au sein de nos frontières semble totalement exclu. En 2018, la ministre de la Culture, Françoise Nyssen, jette un pavé dans la mare en suggérant un tour de France de la Joconde. L'idée se voit opposer une fin de non-recevoir de la part du musée du Louvre, qui exclut également le déplacement de Mona Lisa au Louvre-Lens.
En 1962, le chef-d'œuvre de Léonard de Vinci a également suscité les passions dans l'Hexagone lorsque André Malraux avait exprimé son intention de le prêter aux États-Unis. Les conservateurs du Louvre avaient alors dénoncé de concert une instrumentalisation du patrimoine artistique. Le ministre de la Culture passera outre l'avis des experts avec l'accord du général de Gaulle et le tableau sera exposé en 1963 à Washington. Onze ans plus tard, la Joconde fera également le voyage au Japon, après une étape à Moscou. Depuis, le tableau n'a jamais quitté la France.
"Une vraie stratégie"
Au regard de cette histoire récente, Emmanuel Macron s'inscrit dans une continuité de la diplomatie culturelle de la France, outil d'influence et de diffusion des valeurs défendues par Paris. À la différence près que "le président de la République, ainsi que la quasi-totalité de ses ministres des Affaires étrangères, ont amené une réflexion beaucoup plus globale sur la question de l'influence avec une vraie stratégie", estime le député Modem Frédéric Petit, rapporteur au sein de la Commission des affaires étrangères sur le financement de la diplomatie culturelle.
Utilisation intensive du château de Versailles, création d'une cité internationale de la langue française au château de Villers-Cotterêts, chantiers express et réouverture en grande pompe de Notre-Dame de Paris... les deux mandats d'Emmanuel Macron ont été marqués par un recours fréquent au "soft power" que représente l’art et le patrimoine.
Avec le prêt de la tapisserie de Bayeux, le président de la République entend symboliser le réchauffement diplomatique avec le gouvernement de Keir Starmer après les années post-Brexit. Un prêt envisagé dès 2018, lors du moment du 35e Sommet franco-britannique de Sandhurst. À l'époque, l'annonce avait à l'époque suscité l'enthousiasme des Britanniques, le journal The Guardian n'hésitant pas alors à qualifier Emmanuel Macron de "maître moderne du geste diplomatique".
Sept ans plus tard, la promesse présidentielle est en passe de se réaliser alors que le Musée de Bayeux va fermer ses portes à l'automne pour d'importants travaux jusqu'en 2027. Une fenêtre d'opportunité qui n'est pas prête de se renouveler.
"Soit la tapisserie était transférée du bâtiment où elle se trouve pour être mise en réserve et non visible au public pendant deux ans. Soit une opportunité et un agrément entre les deux gouvernements pouvaient se mettre en œuvre pour sa présentation au public en Grande-Bretagne", fait valoir Antoine Verney, conservateur en chef des musées de Bayeux, auprès de FranceInfo.
Un prêt "qui fait sens"
Jusqu'à présent, la tapisserie n'a été déplacée qu'à deux reprises pour être exposée au Louvre, à Paris : en 1803-1804 sur décision de Napoléon Bonaparte, et en 1944 pour rendre hommage aux troupes anglo-américaines ayant permis de libérer la France. Deux épisodes qui montrent que l'œuvre est transportable, selon les partisans du prêt à l'Angleterre.
Malgré les risques évoqués par les conservateurs, le jeu en vaut la chandelle, assure Frédéric Petit. "Les prêts d'œuvres et la coopération muséale doivent avoir un lien avec nos objectifs diplomatiques. Ce n'est pas une cerise sur le gâteau. On voit bien que c'est très utile dans des pays d'Afrique où il y a des questions de mémoire et d'importants enjeux géopolitiques. Dans le cas du Royaume-Uni, cela fait totalement sens après l'accident du Brexit et à un moment où nous tentons de construire une défense européenne."
Les deux pays, qui avaient déjà renoué en 2023, après les tensions liées au Brexit, à l'occasion d'une visite d'État du roi Charles III et d'un sommet avec l'ex-Premier ministre Rishi Sunak en France, ont proclamé une nouvelle ère d'"Entente amicale", à l'image de "l'Entente cordiale" scellée en 1904.

En attendant, une nouvelle étude doit déterminer si la tapisserie peut entreprendre le voyage jusqu'à Londres pour une exposition au British Museum programmée de septembre 2026 à juin 2027. Mais au final, c'est bien le chef de l'État, souverain en la matière, qui aura le dernier mot.
"Je ne pense pas que le président va taper du pied pour déplacer la tapisserie si on lui dit que ce n'est pas possible", estime Frédéric Petit. "Contrairement à ce que l'on croit, le président est rarement seul à décider."
Difficile toutefois d'imaginer Emmanuel Macron, qui défend ce projet depuis de nombreuses années, faire machine arrière après cette annonce historique. Lors de sa visite d'État au Royaume-Uni, le président de la République a insisté : "Ce n'est pas qu'un prêt, c'est un échange sacré."