
C’est "un échec de toute la politique européenne de sanctions [contre la Russie, NDLR]", a affirmé Ivan Jdanov, le directeur de la fondation anti-corruption de feu Alexeï Navalny, mercredi 10 avril sur X. Ces verdicts sont "très, très mauvais", a regretté pour sa part Leonid Volkov, l’un des principaux conseillers du célèbre opposant russe décédé le 16 février 2024.
Que met ces militants russes des droits de l’Homme dans un tel état ? La victoire, le 10 avril, de deux richissimes banquiers russes, Mikhaïl Fridman et Petr Aven, contre le Conseil européen devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).
"Précédent inquiétant" ?
Ces hommes d’affaires avaient contesté séparément leur placement sur la liste des individus sanctionnés par l’Union européenne en 2022, peu après le début de la grande offensive russe en Ukraine. Le tribunal européen – la plus haute instance judiciaire dans l’UE – vient de leur donner raison à travers deux décisions, affirmant que le Conseil européen n’avait pas suffisamment démontré la pertinence des sanctions prises à leur égard. En conséquence, la CJUE a décidé d’annuler leur placement en février 2022 sur la liste noire européenne.
#EUGeneralCourt annuls the inclusion of Petr Aven and Mikhail Fridman on the lists of persons subject to restrictive measures between February 2022 and March 2023 #war #Ukraine 👉 https://t.co/ATb3CgbPxg
— EU Court of Justice (@EUCourtPress) April 10, 2024Mikhaïl Fridman et Petr Aven sont les principaux responsables d’Alfa Group, l’un des plus puissants conglomérats russes dont les activités s’étendent du secteur bancaire au gaz et au pétrole. Ils ont également été placés sur la liste des sanctions américaines en août 2023 au titre d’individus qui auraient "facilité l’invasion injustifiée de l’Ukraine par la Russie".
Dans ce contexte, les décisions de la justice européenne constitueraient un "précédent inquiétant" susceptible de remettre en cause bon nombre de placements sur la liste de sanctions de Russes que l’UE estime liés à la guerre en Ukraine ou qui en profiterait, souligne le Financial Times. "La justice européenne montre ainsi qu’elle est prête à annuler des sanctions politiques. Le risque est que d’autres individus cherchent à en profiter et que grâce à leur fortune, ils seront capables d’engager les meilleurs avocats qui auront désormais un précédent sur lequel s’appuyer", craint Tyler Kustra, spécialiste de l’efficacité des sanctions internationales à l’université de Birmingham.
"En termes d’image publique, ces décisions font mal au Conseil européen", reconnaît Édouard Gergondet, un avocat spécialisé dans les sanctions internationales pour le cabinet Mayer Brown. "C’est sans aucun doute un échec pour cet organe européen", abonde William Julié, avocat en droit pénal international.
Pas étonnant que Mikhaïl Fridman s'en soit déclaré "très satisfait". Dmitri Peskov, porte-parole du Kremlin, a sauté sur l’occasion pour assurer que cette victoire démontrait que les sanctions européennes étaient "à la fois illégales et néfastes", rapporte l’agence de presse Reuters.
Des dossiers montés trop vite ?
Pourtant, il faut savoir raison juridique garder, assurent tous les experts interrogés par France 24. "Les conséquences directes de ces décisions ne devraient être, en réalité, qu’assez limitées", assure Édouard Gergondet.
En effet, les deux décisions "ne visent pas à remettre en cause le régime des sanctions en tant que tel", souligne William Julié.
Les deux affaires illustrent en effet un "problème récurrent lié à la charge de la preuve dans les cas de sanctions européennes contre des individus", affirme Clara Portela. Le Conseil européen ne peut s’appuyer que sur des preuves en libre accès et jamais sur des informations fournies par des sources secrètes ou des services de renseignements tiers. "Le Conseil a une marge de manœuvre limitée car il ne peut absolument pas fournir d’éventuelles preuves en sa possession qui pourraient nuire à des opérations de renseignement en cour, ou mettre en danger la sécurité d’agents sur le terrain", précise Clara Portela, spécialiste des sanctions internationales et du droit européen à l’université de Valence.
Elle précise que, consciente de cette limite, la CJUE se contente d’habitude d’un dossier monté à partir de sources publiques – articles de presse, analyses de think tank – crédibles et solides. Mais "avec les sanctions contre la Russie, on s’est retrouvé face à une situation inédite : l’organisme chargé de monter les dossiers [le Service européen pour l’action extérieure] a dû, sous la pression politique, s’occuper du cas de centaines d’individus dans un laps de temps très court", explique Clara Portela.
Dans la hâte, certains dossiers n’ont peut-être pas été traités avec la rigueur nécessaire. C’est ce que reproche la CJUE au Conseil européen dans les cas de Mikhaïl Fridman et Petr Aven. "Le tribunal affirme qu’il n’est pas suffisant de démontrer une proximité avec Vladimir Poutine pour en déduire que ces deux individus ont soutenu ou profité de la guerre en Ukraine", explique Jacob Öberg, professeur du droit européen à la Syddansk Universitet (Université du Danemark du Sud).
Un "rappel à l'ordre à peu de frais"
Les preuves publiques fournies par le Conseil européen se limitaient à quelques articles de presse dont l’un remonte à 2005, des tweets de journalistes et à une lettre ouverte de militants et d’historiens américains et russes protestant contre la venue des deux milliardaires russes à un dîner organisé par un cercle de réflexion américain, détaille le Financial Times. La Cour de justice "ne rejette pas ce type de preuves mais rappelle que les articles de presse et autres documents doivent être d’une qualité suffisante", résume William Julié.
"Pour moi, c’est moins le signe d’un échec du régime des sanctions européennes que la preuve qu’on est bien dans un État de droit garantissant les libertés fondamentales des individus accusés", affirme Clara Portela.
En effet, "en termes de sanctions contre un individu, le placement sur ces listes – impliquant un gel des avoirs et des restrictions aux déplacements – est une mesure drastique. Il est donc normal d’exiger les preuves les plus solides possibles", affirme Jacob Öberg.
En outre, le CJUE se permet ainsi "un rappel à l’ordre à peu de frais", estime Édouard Gergondet. Mikhaïl Fridman et Petr Aven continuent en effet à être sanctionnés par l’Union européenne, malgré ces décisions. La justice européenne "ne visait que les sanctions adoptées à leur encontre entre février 2022 et mars 2023. En mars 2023, ils ont été re-listés sur la base de nouveaux motifs et sous un nouveau critère en raison de leurs activités commerciales en Russie. Ces sanctions font l’objet de recours distincts devant le Tribunal de la Cour de Justice de l’Union européenne", explique William Julié.
Ce n’est en outre qu’une décision de première instance. Le Conseil européen peut faire appel et ce n’est qu’une fois ce recours tranché qu’on pourra "se demander si la tâche des instances européennes pour sanctionner des individus est vraiment plus difficile", conclut Jacob Öberg. Car face à des milliardaires comme Mikhaïl Fridman ou Petr Aven, capables de mouvoir rapidement leur fortune pour la mettre à l’abri, les instances européennes doivent pouvoir agir vite. Et si un article de presse de 2005 peut en effet apparaître comme un élément de preuve insuffisant, il faut tout de même en savoir plus sur les attentes de la CJUE.