logo

Crise à la BBC : la droite britannique accélère sa bataille culturelle contre l’audiovisuel public
En pleine polémique après un montage de Donald Trump jugé trompeur, la BBC a perdu ses deux plus hauts dirigeants et est menacée de plainte en diffamation par le président américain. Une crise majeure pour l’audiovisuel public britannique, accusé par la droite conservatrice de partialité et pris pour cible dans une bataille culturelle.
Une personne passe devant le siège de la BBC après les démissions de Tim Davie et Deborah Turness, à Londres, au Royaume-Uni, le 10 novembre 2025. © Jack Taylor, Reuters

C’est l’une des plus graves crises de son histoire récente. En quelques jours, la BBC a perdu ses deux plus hauts dirigeants, qui ont démissionné coup sur coup après une polémique portant sur un montage contesté d’un discours de Donald Trump. Derrière cette affaire éditoriale se joue un rapport de force plus profond : celui d’une droite conservatrice décidée à remettre en cause le rôle et la neutralité du groupe audiovisuel public britannique. 

Face à la tempête, le Premier ministre travailliste Keir Starmer a tenté de ménager toutes les sensibilités. "Une BBC forte et indépendante est nécessaire en cette période de désinformation", a-t-il déclaré mercredi 12 novembre, tout en exhortant le groupe à "mettre de l’ordre dans ses affaires". Un soutien de principe, mais prudent. Car le chef du gouvernement – soucieux de préserver ses relations cordiales avec l'administration Trump – s’est jusqu’ici gardé de défendre trop ouvertement cette institution dans le viseur des conservateurs.

Pour les partisans de la BBC, cette prudence sonne comme un abandon. "Il s’agit d’une crise créée par les opposants politiques et commerciaux à la radiodiffusion publique et à la BBC", dénonce Diane Coyle, économiste et ancienne vice-présidente d’un organe directeur de la BBC, auprès de Reuters.   

Le montage de trop ?

À l’origine du scandale : un épisode du magazine d’investigation "Panorama", diffusé en octobre 2024, à quelques jours de la présidentielle américaine. Le programme revenait sur les événements du 6 janvier 2021, jour de l’assaut du Capitole. Selon les avocats de Donald Trump, un discours de l’ancien président américain aurait été "monté de manière trompeuse", en juxtaposant des extraits prononcés à des moments différents pour faire croire qu’il incitait directement ses partisans à "se battre comme des diables" et marcher sur le Congrès. 

Ce qui n’était d’abord qu’un débat de déontologie journalistique a rapidement pris une dimension politique, le président américain dénonçant des "journalistes corrompus". Mardi soir, il a affirmé avoir "l'obligation" de poursuivre la BBC qui a "trompé le public", et menacé de réclamer un milliard de dollars de dommages et intérêts. Une aubaine pour la droite conservatrice du Royaume-Uni, qui s'est empressée de relancer sa croisade contre le groupe public. 

Sous la pression, le directeur général Tim Davie et la cheffe de l’information Deborah Turness ont présenté leur démission dimanche, avant des excuses du président de la BBC, qui a reconnu une "erreur de jugement". Un geste perçu par certains comme une capitulation. "En se retirant si vite, la BBC a envoyé le signal qu’il est relativement facile de l’intimider", s’inquiète auprès d’AP Julie Posetti, professeure de journalisme à la City Saint George’s University de Londres. "C’est extrêmement dangereux. [...] Il s’agit d’une crise existentielle pour la BBC." 

Pour Laëtitia Langlois, maîtresse de conférences en civilisation britannique à l'université d'Angers, cette crise s’inscrit dans une dynamique plus large. "Margaret Thatcher [Première ministre conservatrice de 1979 à 1990, NDLR] n’aimait déjà pas la BBC, qu’elle considérait comme un repaire de socialistes", rappelle-t-elle. "Depuis quelques années, sous l’influence d’une droite plus radicale, le Parti conservateur mène une bataille culturelle, et la BBC en est devenue l’une des cibles principales. Elle est accusée de propager un discours 'woke', trop à gauche et favorable aux minorités, aux personnes transgenres ou encore aux Palestiniens."

Le 17 octobre, la BBC a également été épinglée par le régulateur des médias pour avoir "enfreint les règles de diffusion" à propos d'un reportage dans la bande de Gaza dans lequel le narrateur principal, un enfant, était le fils d'un haut responsable du Hamas. L'Ofcom avait jugé que le fait de ne pas avoir précisé ce lien de parenté avait "constitué une source de tromperie substantielle". 

Crise à la BBC : la droite britannique accélère sa bataille culturelle contre l’audiovisuel public
Tim Davie, alors directeur général de la BBC, devant les locaux de BBC Scotland, à Glasgow, le 1er septembre 2020. © Andrew Milligan, AP

Une "victoire pour la droite conservatrice" 

Le Telegraph a joué un rôle central dans l’emballement médiatique et politique autour du montage du discours de Donald Trump. Le quotidien conservateur a révélé une note interne de Michael Prescott, ancien conseiller du comité des normes éditoriales de la BBC. Le document dénonçait à la fois les erreurs de montage du documentaire et un prétendu "biais libéral" du groupe sur les questions transgenres et sur Gaza.

Cette fuite a mis le feu aux poudres. À l'extrême droite, le chef du parti Reform UK, Nigel Farage, a appelé à "un changement de fond en comble" du groupe public. Le député conservateur Nigel Huddleston a aussitôt fustigé un média "qui ne respecte pas son devoir d’impartialité", tandis que la cheffe de l'opposition conservatrice Kemi Badenoch et l’ex-Premier ministre Boris Johnson ont réclamé que "des têtes tombent". Leur souhait a été exaucé quelques jours plus tard. 

"C’est une victoire pour la droite conservatrice", analyse Laëtitia Langlois. "Dans cette logique de guerre culturelle, les adversaires sont devenus des ennemis. Et obtenir les 'scalps' des deux plus hauts dirigeants de la BBC est une manière de marquer des points. Mais l’objectif va au-delà : faire tomber non seulement des têtes, mais aussi une réputation."

L’enseignante-chercheuse poursuit : "La BBC a une réputation de rigueur journalistique, d’éthique professionnelle, et c’est un modèle dans de nombreux pays. Elle a déjà fait face à de nombreux scandales. Ceux qui l’attaquent aimeraient qu’un montage controversé efface un siècle de grande qualité journalistique."

Un "coup" venu de l’intérieur ? 

Certains observateurs voient dans cette crise une opération interne. Selon des sources citées par The Guardian, les démissions de Tim Davie et Deborah Turness résulteraient d’un "coup" orchestré par des membres conservateurs du conseil d’administration de la BBC, décidés à affaiblir une direction "jugée trop libérale". 

Un nom revient sans cesse : Robbie Gibb. Ancien directeur de la communication de Theresa May et cofondateur de GB News – chaîne souvent comparée à Fox News pour les États-Unis ou à CNews pour la France –, il siège depuis 2021 au conseil d’administration de la BBC, nommé à ce poste par Boris Johnson. D’après The Guardian, c’est lui qui aurait "mené la charge" contre Deborah Turness lors d’une réunion houleuse, s’appuyant sur le rapport de Michael Prescott pour exiger des sanctions immédiates.  

Crise à la BBC : la droite britannique accélère sa bataille culturelle contre l’audiovisuel public
L'ex-patronne de la chaîne d'information du groupe, Deborah Turness, s'adresse aux médias devant le siège de la BBC à Londres, le 10 novembre 2025. © James Manning, AP

"Robbie Gibb est au centre de tout cela. Les dirigeants éditoriaux ont été dépassés", confie un employé de la BBC au quotidien britannique. 

De son côté, le président du conseil d’administration, Samir Shah, a rejeté l’idée d’un "coup interne", affirmant que les démissions étaient "le résultat de désaccords éditoriaux, pas de manœuvres politiques". 

Une institution fragilisée à un moment critique 

Cette crise éclate à un moment décisif pour la BBC. Affaiblie par des coupes budgétaires répétées ces dernières années, l’entreprise doit renégocier d’ici fin 2027 son contrat de mission décennal avec le gouvernement. La ministre de la Culture a déjà prévenu : les discussions démarreront "avant la fin de l’année". Un calendrier que les conservateurs comptent bien exploiter. 

Financée par une redevance annuelle de 174,50 livres (environ 198 euros) payée par chaque foyer équipé d’un téléviseur, la BBC est régulièrement accusée par la droite de faire payer les contribuables pour réaliser des programmes véhiculant une idéologie qu'ils ne partagent pas. En 2022, la ministre Nadine Dorries, issue de l’aile dure du parti, avait déjà annoncé que le système actuel "serait probablement le dernier"

"Dans un contexte aussi inflammable, cette question du financement va être très difficile à trancher", estime Laëtitia Langlois. "La droite considère qu’elle n’a pas à subventionner des programmes qu’elle juge biaisés voire hostiles à ses valeurs. Les démissions récentes ne feront qu’alimenter cette rhétorique."

À relire

La BBC dans le viseur de Boris Johnson en plein scandale du "partygate"

Fondée en 1922, la BBC n’est pas qu’un média : c’est une institution. Surnommée "Auntie", elle accompagne la vie des Britanniques depuis un siècle, des premiers reportages radiophoniques au couronnement d’Elizabeth II en 1953, lorsque des millions de Britanniques avaient acheté leur premier poste de télévision pour suivre la cérémonie en direct. Aujourd’hui encore, elle diffuse dans 42 langues et gère le plus grand site d’information anglophone au monde. 

Pour beaucoup, s’en prendre à la BBC revient à toucher à un symbole national. "Il y a là un paradoxe frappant", note Laëtitia Langlois. "Le Parti conservateur, historiquement perçu comme le parti de la nation, s’attaque aujourd’hui à l’une des institutions les plus emblématiques de la nation britannique."

La chercheuse veut toutefois croire à la résilience du groupe. "Les Britanniques restent profondément attachés à la BBC. Elle fait partie de leur vie quotidienne, au même titre que le NHS [Service de santé public, NDLR]. C’est un emblème national, un ambassadeur culturel reconnu dans le monde entier."