Plusieurs ministres péruviens ont annoncé lundi leur démission, en pleine enquête contre la présidente Dina Boluarte, visée pour "enrichissement illicite" présumé et non-déclaration de montres Rolex qu’elle aurait indûment reçues. Une affaire de plus qui met en lumière la corruption endémique au sommet de l’État et la fragilité des gouvernements successifs.
Montres de luxe, perquisitions et demande de destitution. Le Pérou est une fois de plus secoué par un scandale politique remettant en cause la stabilité du gouvernement dirigé par Dina Boluarte. La présidente péruvienne a dû remplacer six ministres – sur les 18 composant l'équipe gouvernementale – ayant annoncé soudainement leur démission lundi 1er avril après l’ouverture d’une enquête impliquant la cheffe de l’État. Leurs remplaçants ont prêté serment en pleine nuit.
Le parquet général du Pérou accuse la présidente d’enrichissement illicite présumé lié à des montres de luxe qu’elle est soupçonnée de ne pas avoir déclaré dans son patrimoine. Le scandale, surnommé "Rolexgate" dans la presse, a éclaté mi-mars, après les révélations du média La Encerrona sur le port de montres de la marque Rolex et leur mystérieuse origine, lorsque Dina Boluarte était au gouvernement en 2021 et 2022.
Après des perquisitions surprises menées samedi, le parquet a sommé la présidente de présenter les montres en sa possession lors d'une prochaine convocation. Jusqu'à présent, Dina Boluarte assure avoir les "mains propres" et ne posséder qu'une montre, un modèle qui n'est pas récent et acheté avec ses économies.
Accusations de corruption et instabilité politique
Non élue, Dina Boluarte est une présidente par intérim, arrivée au pouvoir après "l’auto-coup d’État" manqué du président Pedro Castillo et sa destitution, en décembre 2022. "Pendant son intérim, Dina Boluarte est censée incarner la neutralité et ne pas se comporter comme quelqu'un qui perpétue le système", rappelle Lissell Quiroz, historienne et professeure d’études latino-américaines à CY Cergy Paris Université. "Or, ce scandale et la démission des ministres révèlent finalement les problèmes structurels récurrents du Pérou : l'accession de personnalités qui ne sont pas du tout exemplaires, voire qui sont corrompues, au plus haut poste de l'État, et en même temps une instabilité politique."
Au cours des 32 dernières années, tous les présidents péruviens, à l'exception de deux d'entre eux, ont été incarcérés ou inculpés pour corruption. Et l’écho du scandale autour de l’entreprise brésilienne de BTP Odebrecht, impliquant des pots-de-vin à grande échelle parmi les élites politiques, dont l'ancien président Pedro Pablo Kuczynski, résonne encore.
Ce scandale avait conduit à sa destitution et déclenché une valse de présidents en moins de cinq ans : Martin Vizcarra de mars 2018 à novembre 2020, Manuel Merino pendant cinq jours en novembre 2020, Francisco Sagasti de novembre 2020 à juillet 2021. Le 28 juillet 2021, les Péruviens élisent Pedro Castillo, qui sera destitué le 7 décembre 2022 et remplacé par sa vice-présidente, Dina Boluarte.
D'anciens présidents sont également impliqués dans le scandale Odebrecht : Ollanta Humala, président de 2011 à 2016 ; Alan Garcia, président à deux reprises, qui s'est suicidé en 2019 juste avant son arrestation pour corruption ; et Alejandro Toledo, président de 2001 à 2006, extradé par les États-Unis l'année dernière.
Aux yeux des Péruviens, le "Rolexgate" n’est qu’un épisode supplémentaire éclaboussant une classe politique complètement désavouée. Un récent sondage de l'Institut d'études péruviennes révèle que 63 % d'entre eux ne s'intéressent que peu ou pas à la politique, rapporte Forbes Peru.
"Une très grande hostilité envers les élites politiques et économiques couve depuis longtemps au Pérou", explique Gaspard Estrada, politologue à Sciences Po, spécialiste de l'Amérique latine. "Il y a les scandales de corruption, évidemment, mais également la pandémie de Covid-19. Cette dernière a révélé les fragilités de l'État, incapable de concrétiser sa bonne gestion macroéconomique en politiques sociales efficaces, aggravant ainsi les inégalités et la pauvreté."
Un Congrès en position de force
Ce sentiment de défiance a également affaibli le régime politique péruvien, qui n’est aujourd’hui plus réellement présidentiel. Le pouvoir réside désormais au Congrès, composé d’une chambre unique, qui rend quasiment impossible le mandat d'un président lorsque l'opposition est majoritaire. "La stabilité politique du pays dépend donc des alliances et des jeux de pouvoir au sein du Congrès, qui détient l'autorité de destituer les présidents et de choisir leurs remplaçants", explique Lissell Quiroz.
Pour l’experte, la destitution "est devenue un outil de lutte politique au Pérou, permettant à un groupe d'opposition de prendre le pouvoir en plaçant son propre représentant à la tête de l'État. Mais cela ne fait qu'alimenter un cycle infernal de destitutions et d'instabilité."
Samedi, le parti de gauche Pérou libre, le parti de l'ex-président Pedro Castillo, toujours incarcéré depuis sa destitution en 2022, a d’ailleurs déposé une motion de destitution contre Dina Boluarte. Mais ne disposant pas de la majorité au Congrès, dominé par la droite et l’extrême droite, la procédure a peu de chances d’aboutir.
"Au-delà d’un départ de Dina Boluarte, qui n’aurait pas forcément de conséquence structurelle, il s'agit de renforcer les institutions afin qu'elles répondent efficacement aux besoins de la société péruvienne, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui", analyse Gaspard Estrada.
Les élections en ligne de mire
Initialement avancées à avril 2024, les élections présidentielle et législatives auront finalement lieu en 2026, soit au terme du mandat qu'aurait dû accomplir le prédécesseur de Dina Boluarte.
"Certains groupes politiques pourraient exploiter cette situation pour discréditer davantage la fonction présidentielle avant les élections, en se présentant comme des alternatives plus intègres", développe Lissell Quiroz. "Il ne serait pas étonnant de voir apparaître un discours qui s'attaque à la corruption perçue, en utilisant la rhétorique 'Nous sommes différents, nous sommes honnêtes' pour se démarquer."
En plus du "Rolexgate", Dina Boluarte est actuellement sous le coup d’une enquête pour "génocide, homicide aggravé et blessures graves". La destitution et l’arrestation de son prédécesseur en décembre 2022 avaient été suivies de manifestations massives de ses partisans, majoritairement issus des communautés indigènes. Un mouvement durement réprimé par l’exécutif, ce qui avait provoqué la mort d’une cinquantaine de personnes. Si des poursuites sont engagées contre elle, la présidente ne pourra être jugée avant juillet 2026, date de la fin de son mandat, selon la Constitution.