"J'ai hâte d'être arrêtée à mon tour", a défié J.K. Rowling. Depuis plusieurs années, la romancière à succès, créatrice de "Harry Potter", publie régulièrement des messages virulents à l'encontre des personnes transgenres sur les réseaux sociaux. Une posture qui lui vaut, depuis lundi 1er avril, d'être au centre de l'attention alors qu'entre en vigueur en Écosse, où elle réside, la controversée loi "Hate Crime and Public Order Act". L'objectif de ce texte : renforcer une loi de 1986 qui criminalisait les incitations à la haine raciale en l'ouvrant aux discriminations visant l'âge, le handicap, la religion, l'orientation sexuelle ou encore l'identité transgenre d'un individu.
Dans le détail, "toute incitation à la haine, qu'elle soit verbale, physique, ou écrite, qu'elle ait lieu en ligne, en public ou dans la sphère privée, peut désormais être considérée comme un crime", passible d'une peine allant jusqu'à sept ans de prison, explique Sarah Pedersen, professeure en communication et spécialiste de l’engagement des femmes en politique à l’université Robert-Gordon d’Aberdeen.
Proposé en 2020 par le gouvernement de Nicola Sturgeon, alors cheffe de file des indépendantistes du Parti national écossais (SNP), le texte visait à apporter une réaction au rapport d'un ancien juge montrant une augmentation des actes de haine dans le pays. Finalement adopté par le Parlement régional de Holyrood en 2021, "il sera un élément essentiel dans notre plan de lutte contre les discriminations", a promis lundi dans un communiqué Siobhian Brown, ministre écossaise aux Victimes et à la Protection des communautés. "Nous savons que les attaques physiques, verbales ou en ligne peuvent avoir un impact traumatisant et changer la vie de ceux qui les reçoivent", a-t-elle insisté.
Mais si cette législation est largement présentée par l'exécutif écossais comme un outil de protection des minorités, elle fait aussi l'objet de nombreuses critiques, certains craignant qu'elle ne menace la liberté d'expression.
"Une recette pour un désastre"
Dès 2020, une vingtaine d'artistes avaient ainsi rédigé une lettre ouverte au gouvernement écossais dans laquelle ils affirmaient s'inquiéter des conséquences de cette loi pour leur liberté artistique. De son côté, le chef de file des conservateurs écossais, Douglas Ross, a fustigé le texte mi-mars, le présentant comme "une recette pour un désastre", "dangereux" et "inapplicable".
"Ce qui inquiète surtout, notamment dans les rangs conservateurs, c'est la manière dont la mise en application de cette loi a été présentée", souligne Sarah Pedersen. "La police a assuré qu'elle prendrait en compte toutes les plaintes, sans exception. Et si, après l'enquête, elle conclut qu'il n'y a pas eu de crime, l'incident sera tout de même enregistré comme un 'incident haineux non criminel'. Autrement dit, il restera une trace qui pourra porter préjudice à la personne concernée", détaille-t-elle. "Il y a donc un risque non négligeable que cela ouvre la porte à une forme d'autocensure car les gens vont avoir peur de représailles."
"Pour une partie de la population, entendre que la police va prendre en compte toutes les plaintes passe par ailleurs assez mal", poursuit la spécialiste. "Il y a quelques semaines, celle-ci déplorait un manque de ressources. Comment pourra-t-elle engranger ces nouveaux dossiers si elle est déjà débordée ?"
Les syndicats de police ont en effet évoqué à plusieurs reprises leur crainte d'être pris d'assaut par les plaintes. Il y a "suffisamment de haine en ligne pour occuper tous les policiers d'Écosse", a ironisé l'Association des commissaires de police écossais. "J’ai vraiment peur que des erreurs soient commises, les officiers sont déjà débordés, nous n’avons pas obtenu de ressources ou personnels supplémentaires pour faire appliquer cette loi", a de son côté dénoncé David Kennedy, secrétaire général de la Fédération écossaise de police.
Se disant "très fier" du texte, le Premier ministre écossais Humza Yousaf s'est quant à lui dit "très confiant dans la capacité de la police écossaise" à le mettre en œuvre "comme il se doit". Il a en outre dénoncé à plusieurs reprises la "désinformation" qui règne, selon lui, autour de cette législation, rappelant que le texte insiste expressément sur "l'importance du droit d'expression".
La transidentité en débat
"En parallèle, le texte, à travers la réaction de J.K. Rowling, a rouvert le débat autour de la question de la transidentité, un sujet très polarisé en Écosse", explique Claire Breniaux, spécialiste de la vie politique écossaise à l'université Bourgogne Franche-Comté.
Depuis plusieurs années, la romancière s'est faite la porte-voix des "gender critics", un mouvement du féminisme qui rejette la transidentité et affirme que le sexe est une donnée biologique immuable – une position qui lui a souvent valu d'être taxée de transphobie.
L'autrice de la saga "Harry Potter" a ainsi estimé que "la législation est grand ouverte aux abus de la part de militants qui veulent réduire au silence celles d'entre nous qui dénoncent les dangers de supprimer les espaces réservés aux femmes", dans une série de messages sur X où elle cite des cas de personnes transgenres condamnées pour viol ou agression sexuelle sur des femmes ou des jeunes filles.
"Il est impossible de décrire précisément ou de s'attaquer à la réalité de la violence et de la violence sexuelle commise à l'encontre des femmes (...) sauf si on a le droit d'appeler un homme un homme", a-t-elle poursuivi, avant de conclure : "Les libertés d'expression et de croyance sont menacées en Écosse si la description précise du sexe biologique" est vue comme une infraction pénale.
Se démarquer du Royaume-Uni
Cette dernière controverse rappelle le débat qu'avait suscité, en 2022, une autre loi écossaise, la Gender Recognition Reform Bill, qui visait à permettre la reconnaissance d’un changement de genre sans avis médical. Celle-ci, portée elle aussi par les indépendantistes, avait fini par être adoptée par le Parlement régional avant d'être censurée quelques semaines plus tard par le gouvernement britannique. C'est d'ailleurs en partie cela qui avait précipité la démission surprise de la Première ministre Nicola Sturgeon.
"De la même façon, si cette nouvelle loi divise l'opinion publique, elle permet aussi au parti indépendantiste au pouvoir de se démarquer du gouvernement britannique conservateur en se présentant comme un gouvernement libéral et progressiste", analyse Claire Breniaux. Une façon de continuer à s'affirmer, estime la spécialiste, alors que les velléités d'indépendance sont aujourd'hui en berne.
Le Premier ministre britannique Rishi Sunak a d'ailleurs apporté mardi son soutien à J.K. Rowling, assurant que nul ne doit être poursuivi pour "énoncer de simple faits sur la biologie". "Nous croyons en la liberté d'expression dans ce pays, et les conservateurs la protégeront toujours", a-t-il assuré au quotidien Daily Telegraph.