Le président russe Vladimir Poutine, qui s’était jusqu’à présent gardé de commenter la revendication par le groupe État islamique (EI) de l'attentat qui a fait 137 morts, vendredi, dans une salle de concert de la banlieue de Moscou, a imputé pour la première fois, lundi 25 mars, l'attentat de Moscou à des "islamistes radicaux".
S’il le lie toujours aux "attaques du régime de Kiev contre la Russie" – tandis que Kiev a démenti toute implication dans l'attentat –, des médias officiels ont révélés que des assaillants du Crocus City Hall sont originaires du Tadjikistan, une ex-république soviétique d'Asie centrale d'une dizaine de millions d'habitants, à majorité musulmans.
Dimanche, le président tadjik Emomali Rakhmon a dit, lors d’un entretien téléphonique avec son homologue russe, que les "terroristes n'ont ni nationalité, ni patrie, ni religion". De son côté, le Kremlin s’est contenté d’annoncer que la coopération "étroite" entre les deux pays dans le domaine de la lutte antiterroriste allait "s'intensifier".
Un vivier de jihadistes
David Gaüzère, chercheur associé au Centre français de recherche sur le renseignement et président du Centre d'observation des sociétés d'Asie centrale (COSAC), ne se dit guère surpris de voir des jihadistes tadjiks en première ligne d’une attaque terroriste de cette ampleur.
"Il faut reconnaître que le Tadjikistan fait face depuis plus d’une décennie à une radicalisation d’une certaine partie de sa population, à l’intérieur du pays ou à l’étranger, au point qu’on retrouve des Tadjiks parmi les combattants d'élite de Daech [acronyme arabe de l'EI], rappelle-t-il. Certains faisaient même partie de la garde rapprochée d'Abou Bakr al-Baghdadi, le premier calife autoproclamé du groupe."
Le Tadjikistan, à l’instar des autres anciennes républiques soviétiques d'Asie centrale, "est un vivier de jihadistes", souligne de son côté Wassim Nasr, journaliste spécialiste des mouvements jihadistes à France 24.
"Historiquement, cette région a été très impactée par les campagnes de recrutement des groupes jihadistes, et ce avant même la création de l’EI et l’établissement de son califat en Syrie et en Irak, ajoute-t-il. À l’époque, on avait constaté un afflux de familles entières de plusieurs dizaines de personnes depuis ces pays d’Asie centrale en direction des territoires contrôlés par l’EI à partir de 2013."
En 2017, le centre de réflexion International Crisis Group (ICG) estimait qu'entre 2 000 et 4 000 ressortissants du Tadjikistan, du Kirghizstan, du Kazakhstan, du Turkménistan et d’Ouzbékistan avaient rejoint les rangs de l'EI en Irak et en Syrie. Un contingent de combattants, mais aussi quelques cadres de premier plan.
"De hauts commandants de l’EI issus d’Asie centrale ont réussi à monter en grade grâce à leurs compétences militaires, parfois acquises à l’époque soviétique, décrypte Wassim Nasr. D’autres ont même bénéficié d’une formation en matière de lutte anti-terroriste offerte… par les Américains, comme l’ex-colonel Gulmurod Khalimov, un commandant des forces spéciales tadjiks qui avait rallié les rangs de l’EI en 2015 et appelé ses compatriotes à le suivre dans une vidéo."
Relèvement du plan Vigipirate en France
Plus près de la Syrie et de l’Irak, l’implantation en Afghanistan, près de la frontière pakistanaise, du groupe État islamique au Khorasan (EI-K), "a créé, à partir de 2015, un nouveau point de fixation régional pour les aspirants jihadistes de l’EI ", précise Wassim Nasr.
Fondée par des cadres des Taliban afghans et pakistanais ayant prêté allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi, cette branche de l’EI a ouvertement désigné la Russie comme une cible. Elle est suspectée par le renseignement américain d’être responsable de l’attentat de Moscou. Dès le 7 mars, l'ambassade américaine en Russie avait averti ses citoyens qu'elle "suivait de près des informations selon lesquelles des extrémistes ont des plans imminents de cibler de grands rassemblements à Moscou, y compris des concerts".
Après l'attentat du 22 mars, Washington a déclaré qu'il avait communiqué ces informations directement à Moscou, selon des informations du New York Times.
Lundi, Emmanuel Macron a indiqué que les services de renseignement français estiment eux aussi que cette entité "a fomenté cet attentat et l'a mis à exécution". L'exécutif français a pris acte, lors d'une réunion dimanche soir à l'Élysée, du fait que "ce groupe particulier qui est impliqué, semble-t-il, dans cet attentat, avait conduit ces derniers mois plusieurs tentatives sur notre propre sol", a même précisé le chef de l'État. D’où la décision, prise dimanche, de relever le plan sécuritaire Vigipirate à son niveau le plus élevé en France.
Un régime tadjik en sursis ?
L’attentat de Moscou révèle, selon David Gaüzère, que l'EI s'est revitalisé et affiche une capacité de frapper là où il le souhaite grâce à ses différentes branches, comme l’EI-K.
"Ce qui fait que chaque État, même la France, a besoin de relever le cran du degré de sécurité et c’est ce qui a été fait dimanche, confie-t-il. Même le Tadjikistan n’est pas épargné par la menace jihadiste."
Il rappelle qu’en juillet 2018, plusieurs cyclistes occidentaux ont été attaqués et tués près de Danghara, au sud-est de la capitale Douchanbé. En 2019, une révolte dans la prison de Vakhdat, à une dizaine de kilomètres de la capitale, avait été menée par le fils de Gulmurod Khalimov, considéré comme le "ministre de la Guerre de Daech en Syrie".
Le spécialiste, auteur d'un ouvrage intitulé "Le chaudron vert de l'islam centrasiatique" (Éditions l’Harmattan), estime également que l’invasion russe de l’Ukraine est l’un facteur qui a relancé l'activité et la menace jihadistes dans la région.
"Depuis la fin de l’URSS, la Russie contrôlait la frontière tadjiko-afghane grâce au déploiement de la 201e division de fusiliers motorisés – soit près de 7 000 hommes –, pour empêcher le passage des terroristes afghans au Tadjikistan, rappelle-t-il. Or le Kremlin a dégarni cette garnison pour envoyer des soldats en Ukraine, ce qui a rendu la frontière plus poreuse et donc la situation plus favorable pour les cellules jihadistes pour s’infiltrer et opérer sur le sol tadjik ou dans les États russophones, dont la Russie."
Une donne stratégique qui inquiète le régime autoritaire du président Emomali Rakhmon, au pouvoir depuis 2012, déjà considéré par les experts comme le maillon faible de la région face à la menace jihadiste.
"Si leur objectif final reste la fondation de leur califat mondial, en attendant, localement, les jihadistes tadjiks cherchent à renverser le pouvoir en place afin d’instaurer un État islamiste, estime David Gaüzère. Or la base de soutien d’Emomali Rakhmon est aujourd’hui tellement rétrécie que le président est même contesté dans son propre clan. On a pu voir sur les papiers qui ont été présentés par les autorités russes que les suspects arrêtés après l’attentat à Moscou provenaient de la région de Kouliab [sud du Tadjikistan, NDLR], d'où est issu le président tadjik."
Et de conclure : "Son régime dictatorial à bout de force est toujours en place uniquement grâce à sa brutalité et parce qu’il est soutenu par la Russie, et il est certain que même si Poutine quittait un jour le pouvoir de manière naturelle et non pas violente, il s'effondrerait quelques semaines plus tard et aurait de grandes chances de laisser le pays en proie à l’islamisme."