Parmi les comptes qui diffusent ces vidéos, on peut citer Abualiexpress, une chaîne Telegram en langue hébreu. L’opérateur de cette chaîne, un citoyen israélien nommé Gilad Cohen, avait été engagé par l’armée israélienne en 2018, en tant que consultant pour les opérations psychologiques sur les réseaux sociaux. Mais après que cette collaboration a été révélée par le journal israélien Haaretz, l’armée israélienne a annoncé en 2022 y avoir mis un terme.
Abualiexpress est aujourd’hui la deuxième chaîne Telegram qui compte le plus d’abonnés en Israël selon Telemetrio, un outil de mesure de l’audience du média social à travers le monde. Il compte plus de 360 000 abonnés.
Le compte a, entre autre, diffusé cette vidéo, le 11 mars, où on voit un vendeur préparer des qatayef, des friandises particulièrement prisées durant le mois de ramadan, à Rafah, dans le sud de Gaza.
"Rafah, sud de la bande de Gaza : malgré la guerre, à Rafah, on prépare comme d'habitude les friandises du ramadan : les qatayef", annonce le texte qui accompagne la vidéo.
Cette publication, comme d’autres du même type, sous-entend sans l’affirmer que la famine n’existe pas à Gaza.
Dans un deuxième temps, elle est reprise par des comptes sur X (anciennement Twitter), Reddit ou même par des médias en ligne, avec des légendes niant que la population de l’enclave soit confrontée à une famine. “Des habitants de Gaza non maigres préparent des crêpes pour un peuple non affamé. Arrêtez vos c*****es avec la famine,” écrit par exemple cet utilisateur de X, qui a publié des captures d’écran de la vidéo postée par AbuAliExpress.
“Ces images sont insignifiantes par rapport à l’ambiance des années précédentes.”
La rédaction des Observateurs a pu retrouver le journaliste qui a tourné ces images à Gaza, Adli Abou Taha. La vidéo n’est plus visible sur son compte Instagram, car il l’avait publiée en “story”, donc en publication éphémère, le 11 mars, comme en témoigne cette capture d’écran qu’il nous a transmise via le service de messagerie WhatsApp.
Joint par la rédaction des Observateurs, Adli Abou Taha témoigne :
J’ai filmé cette scène, le premier jour du ramadan. Les années précédentes, durant tout le mois de ramadan, et particulièrement dans la ville de Rafah, des boutiques proposaient des qatayef très appréciées ici. Donc cette année, malgré les difficultés, on a essayé de retrouver un tant soit peu cette ambiance. Mais ces images sont insignifiantes par rapport à l’ambiance habituelle des années précédentes.
Les gens s’efforcent, avec des moyens très modestes, de retrouver cette atmosphère, avec la vente de divers mets de ramadan.
Mais globalement la situation est extrêmement difficile. À Rafah, il y a 130 000 déplacés, en plus des 300 000 habitants de la ville. Et de nombreuses familles ne trouvent pas de quoi manger, ni le repas de l’iftar [rupture du jeûne] ni celui du shour [repas d’avant l’aube].
Il y a bien quelques initiatives, des particuliers, des associations, qui essaient de fournir des repas aux familles. Mais ce n’est pas suffisant, car les familles dans le besoin sont très nombreuses.
Quant à la famine, elle touche davantage le nord de Gaza, comme les régions de Jabaliya, Beit Lahia et Beit Hanoun. Là-bas, des enfants et des personnes âgées en sont mortes de faim.
L'aide humanitaire qui arrive à Gaza est essentiellement acheminée par voie terrestre, et passe par le point de passage de Rafah, entre l'Égypte et le sud de Gaza. Elle est d'abord inspectée à Kerem Shalom ou à Nitzana, à quelques dizaines de kilomètres sur la frontière entre l'Égypte et Israël. Mais son acheminement dans le nord reste très difficile en raison des combats et des pillages. En outre, un premier bateau chargé de près de 200 tonnes d'aide humanitaire est arrivé le 15 mars dans le nord de Gaza. La communauté internationale et les ONG soulignent toutefois que l'envoi d'aide par la mer ou les parachutages d'aide ne peuvent se substituer aux routes terrestres.
Distribution de viande pour les nécessiteux
Une autre vidéo diffusée par la chaîne Telegram AbuAliExpress le 11 mars, et relayée par la suite sur les réseaux sociaux, montre un homme devant un étalage rempli de viande. Il explique qu’elle va être distribuée aux nécessiteux.
Le texte, en hébreu, en description de la vidéo met ainsi en doute le risque de famine à Gaza : “Alors, y a-t-il la faim à Gaza ? Une vidéo tournée hier à Rafah : ‘Le Boucher’ salue les Gazaouis à l'occasion du ramadan depuis l'abattoir et explique (...) que les Gazaouis ont besoin qu’on leur tende la main, qu’on les aide, et qu’on leur fournisse de la nourriture...Vous pouvez entendre les moutons et le bétail derrière lui répondre Amen...(: ”
La vidéo est reprise par un journaliste arabophone pro-israélien, Safaa Subhi, sur X (anciennement Twitter). “Famine, famine…même les moutons en arrière-plan, comme la chaîne Al-Jazira, crient famine” ironise-t-il.
Ces images ont été initialement diffusées par un journaliste gazaoui, Mohamed Fayeq. Sur ces comptes Instagram et TikTok, on retrouve des vidéos qui montrent l’abattage de moutons et la distribution de viande, à Rafah, toujours dans le sud de Gaza.
Sur son compte Instagram, Mohamed Fayeq explique que des “moutons ont été abattus grâce à un don de personnes charitables et distribués dans les tentes des déplacés à Rafah.”
Distribution de nourriture aux enfants
Parmi les comptes qui diffusent le plus des contenus appuyant le narratif selon lequel il n’y aurait pas de famine à Gaza, il y a aussi @imshin. Sur X, il compte plus de 60 000 abonnés. Créé en 2018, il publie des vidéos - en général initialement diffusées par des comptes palestiniens - sous le hashtag #TheGazaYouDontSee (#Le_Gaza_que_vous_ne_voyez_pas) censées montrer les Gazaouis vivant dans une certaine opulence.
L’une de ces vidéos, publiée le 12 mars, montre une influenceuse gazaouie, Mosheera Mansour, distribuant des galettes avec de la viande, dans un camp de déplacés à Rafah, dans le sud de Gaza.
La publication de @imshin ne fait pas référence à la famine, mais des commentaires en réponse à celle-ci, contestent clairement son existence. “Il n’y a personne qui ait l’air affamé ou “sur le point de mourir de faim” écrit ainsi un internaute sous son tweet.
Gaza influencer Mosheera Mansour helps distribute food to displaced children in Rafah, South Gaza Strip.#TheGazaYouDontSee https://t.co/x5AttusRpQ https://t.co/kyjbmmT11Q pic.twitter.com/nRIn2Af9Ck
— Imshin (@imshin) March 12, 2024Mosheera Mansour est bénévole pour un collectif “aid4Gaza”, qui milite pour “combattre la faim et promouvoir la résilience” à Gaza. Elle a aussi lancé une cagnotte en ligne pour acheter de la nourriture aux déplacés.
Un kebab ouvert “deux fois par semaine”
D’autres comptes utilisent les vidéos filmées par un restaurant de kebab pour appuyer la même théorie . Leurs vidéos, datant du 5 mars, montrent des vidéos de chawarma en train d’être cuisinée puis servie aux gazaouis.
En se rendant sur les comptes TikTok, Facebook et Instagram du restaurant en question, le El Omda Restaurant, il est possible de visionner ces mêmes images.
Le El Omda est un restaurant de shawarma situé à Deir al Balah, à mi-distance de la ville de Gaza et de Rafah dans le sud.
La rédaction des Observateurs a contacté son gérant, Khali Abu Chaaban, pour savoir quelle était la situation alimentaire à Deir al Balah depuis le début de la guerre, :
La famine a Gaza existe bien, mais le restaurant essaye de continuer de fournir de la nourriture aux habitants. Ce n’est pas toujours possible, en moyenne nous sommes ouverts deux fois par semaine. Aujourd’hui - mardi 11 mars 2024 - nous sommes fermés, je cherche de la viande depuis plusieurs jours et je n’ai pas trouvé.
Il explique qu’il s’approvisionne par l’Égypte, qui fournit “de la viande congelée, des viandes blanches, du veau” aux commerçants, qu’il achète ensuite pour cuisiner la shawarma.
"Les marchés qui existent encore à Gaza sont pour la grande majorité des marchés informels"
La rédaction des Observateurs s’est entretenue avec Manuel Sánchez-Montero, directeur du plaidoyer et des relations institutionnelles à Action contre la Faim.
Cela me semble fortement improbable d'avoir de la nourriture en quantité suffisante pendant le ramadan à Gaza aujourd’hui. C'est quelque chose qui pourrait avoir lieu au sein de certains groupes restreints, des personnes et des familles qui ont les moyens.
J’ai vécu le siège et Sarajevo [NDR : qui a duré de 1992 et 1996], de Mostar [a subi deux sièges entre 1992 et 1994] et même dans les situations les plus difficiles, il y avait des classes sociales qui pouvaient avoir accès à de la viande et à d’autres types de nourriture. Donc, ça peut effectivement se trouver, mais il est très difficile d’en faire une généralité.
"Jusqu'à 95 % de la population est dans une situation de ‘crise sévère’"
Action contre la Faim a participé à une étude, en collaboration avec plusieurs o l’échelle de l’insécurité alimentaire, dit de “situation catastrophique”, explique Manuel Sánchez-Montero.
On ne peut pas parler de famine, mais on peut parler d'une situation ‘catastrophique’, car le 30 % de la population du nord de Gaza est dans une situation de phase 5, c'est-à-dire que 30 % de cette population n'a pas accès aux denrées alimentaires de base pour pouvoir survivre.
Lors de cette phase, le corps de la personne commence à dépenser ses propres éléments nutritionnels, la graisse et les protéines de son propre corps. Pour le dire de façon brutale, le corps commence à se nourrir de lui-même. Donc, on commence à avoir des signaux confirmant que des populations sont sévèrement malnutries.
Pour le reste, jusqu'à 95 % de la population est dans une situation de ‘crise sévère’, c’est-à-dire qu'ils n'ont pas accès à suffisamment de nourriture pour vivre en bonne santé.
Ce que nous constatons aussi, c’est que les marchés qui existent encore à Gaza sont pour la grande majorité des marchés informels : il s'agit de petits commerçants qui se fournissent par des voies informelles. L’aide humanitaire n’est pas suffisante, et la nourriture qui peut entrer dans Gaza de façon informelle coûte très cher, et est inaccessible pour la majorité de la population.
"La situation entre le nord et le sud est radicalement différente"
Manuel Sánchez-Montero insiste aussi sur le fait qu’il y ait des disparités importantes entre le sud et le nord de Gaza, pour l’accès à la nourriture :
La zone de Gaza City et le nord de Gaza ne sont pas accessibles aux camions d’aide humanitaire. Dans le nord l’activité militaire est beaucoup plus forte par rapport au sud. Il y a parfois des camions d’aide qui parviennent à passer au nord, et quelques produits du marché informel, mais en très petites quantités et de façon exceptionnelle.
Et dans le nord les prix sont exorbitants. Un kilogramme de farine de blé y coûte 200 dollars [environ 184 euros], contre 20 ou 30 dollars [entre 18 et 28 euros] dans le sud, à Rafah.
Donc finalement la situation entre le nord et le sud est radicalement différente. On peut dire que la majorité de cette population qui est dans la phase 5, en situation “catastrophique”, se trouve dans le nord.
C'est important de dire qu’on ne peut pas parler d’une famine, mais que la population de Gaza est en situation de risque très, très proche de la famine.
Selon les autorités sanitaires palestiniennes, au moins 27 personnes, dont la plupart des enfants, y sont mortes de malnutrition et de déshydratation au cours des dernières semaines.