
Cela fait maintenant plus de deux semaines qu’ils ont été placés en détention provisoire au Nigeria… Sans savoir de quoi ils sont accusés. L’Américain Tigran Gambaryan et le Kenyo-britannique Nadeem Anjarwalla, tous deux employés par le géant des cryptomonnaies Binance, auraient dû être fixés sur leur sort mercredi 13 mars. Mais les autorités nigériennes ont demandé à la justice une extension de leur détention et le tribunal ne tranchera que la semaine prochaine.
Lorsque ces deux représentants de Binance ont atterri au Nigeria le 25 février, ils ne s’attendaient pas à connaître un tel sort. Ils pensaient pouvoir rapidement dissiper un malentendu sur le prétendu rôle de la plateforme internet dans l’une des pires crises traversées par le pays, a raconté le Wall Street Journal qui a longuement discuté avec les familles de ces employés.
Binance accusé de "saboter l'économie"
Mais les deux hommes sont devenus les victimes collatérales d’une vaste offensive de la première puissance économique du continent africain contre la plus importante plateforme d’échange de cryptomonnaies au monde.
Binance a été accusée fin février par Bayo Onanuga, le porte-parole du président nigérian Bola Tinubu, de "saboter l’économie" nationale. Richard Teng, le PDG singapourien de la plateforme, a été convoqué par le Parlement nigérian pour s’expliquer sur des supposées activités de financement du terrorisme et de blanchiment d’argent de Binance.
Les autorités de lutte contre la fraude ont ensuite demandé au site de leur fournir la liste des auteurs des principales transactions en naira (la monnaie locale). Elles affirment que l’équivalent de 25 milliards de dollars ont transité depuis un an sur Binance par des spéculateurs cherchant à manipuler le cours de la devise nationale.
Face à cette pression, Binance a finalement décidé d’arrêter d’accepter des transactions en naira depuis le 8 mars. Mais le maintien en détention de Tigran Gambaryan et Nadeem Anjarwalla démontre que le gouvernement n’en a pas fini avec la plateforme. Contactées par France 24, ni les autorités nigérianes de lutte contre la fraude ni Binance n’ont répondu sur l’état d’éventuelles négociations.
C’est en tout cas "la première fois qu’un pays accuse une plateforme de cryptomonnaie d’être en partie au moins responsable d’une crise économique", note Alexandre Baradez, analyste financier spécialiste des cryptomonnaies pour le courtier en Bourse IG France. Et pas n’importe laquelle. "C’est clairement la pire crise que le pays ait connu depuis très longtemps, surtout en termes de souffrances infligées à la population", assure Chisom Ubabukoh, économiste nigérian à l’OP Jindal Global University en Inde.
Plusieurs attaques contre des greniers à grains ont eu lieu à travers le pays ces dernières semaines, souligne le Financial Times. Des explosions de violence symptomatiques d’une très forte détérioration des conditions de vie et des pénuries de produits alimentaires. "Le pouvoir d’achat n’a jamais été aussi bas depuis le milieu des années 1990", précise le quotidien financier britannique.
Cocktails économiques explosifs
"Tous les ingrédients étaient réunis pour une crise qui va risquer de marquer une génération au Nigeria", souligne Pieter Scribante, économiste pour Oxford Economics Africa, l’un des principaux cabinets de conseils et de prévisions économiques.
Suite à une dévaluation de la naira décidée par le président Bola Tinubu peu après son arrivée au pouvoir en mai 2023, la devise nationale a perdu plus de 70 % de sa valeur face au dollar, note la chaîne américaine CNBC.
En parallèle, l’inflation a explosé. Les prix ont connu une hausse massive de plus de 30 % en février, "ce qui n’était plus arrivé au Nigeria depuis 27 ans", souligne Pieter Scribante.
Résultat : plus de 8 % des 200 millions de Nigérians, soit 16 millions de personnes, sont "en situation d’insécurité alimentaire", d’après le Fonds monétaire international.
Tout ça à cause de Binance ? La plateforme d’échange de cryptomonnaies est surtout accusée d’avoir accentué l’effondrement de la monnaie. "Le Nigeria est le deuxième pays où l’adoption des cryptomonnaies est la plus forte après l’Inde. Lorsque la situation économique a commencé à se dégrader, les Nigérians se sont naturellement rués vers ces services en ligne pour échanger leur naira en ‘stablecoins’ adossés au dollar [des cryptomonnaies dont la valeur est calquée sur celle de la monnaie nord-américaine, NDLR]", explique Nathalie Janson, économiste et spécialiste des cryptomonnaies à la Neoma Business School.
Binance et d’autres plateformes similaires ont alors permis une sorte de cours de change parallèle à celui, officiel, géré par la Banque centrale du Nigeria. Plus les Nigérians vendaient des nairas sur ces sites, plus la valeur de cette devise s’effondrait, alors que les autorités s’efforçaient par ailleurs à limiter ce phénomène sur le cours de change officiel. "En fait, lorsqu’on parle de chute libre de la naira, c’est surtout par rapport à son taux de change sur ce marché parallèle des devises", souligne Pieter Scribante.
Il suffit alors de pousser la logique encore un peu plus loin pour faire aussi de Binance le grand méchant de l’inflation. En effet, "en raison des pénuries au Nigeria, il faut importer la plupart des produits, ce qui signifie payer les fournisseurs en dollars. Mais si la devise nationale est faible par rapport au billet vert, il faudra dépenser beaucoup de nairas pour ses importations, ce qui nourrit la pression inflationniste. C’est ce qu’on appelle l’inflation importée", résume Alexandre Baradez.
Mais pour qu’il puisse y avoir un impact réel sur l’économie il faut que les sommes transitant sur ces sites soient vraiment importantes. Les 25 milliards de dollars évoqués par le gouvernement n’ont jamais été confirmés, souligne le Wall Street Journal. Mais même si c’est sensiblement moins, "on parle de milliards qui échappent ainsi au circuit officiel et, donc, au contrôle de la Banque centrale, c’est un problème pour les autorités", affirme Iwa Salami, directrice du centre de FinTech (innovation financière) à l’université d’East London.
Des bonnes mesures au mauvais moment ?
Ceci étant, "Binance reste un intermédiaire, un facilitateur, rien de plus", note Chisom Ubabukoh. La ruée sur cette plateforme "n’est qu’un symptôme de problèmes économiques plus profonds. Accuser Binance est une décision politique qui revient à chercher un bouc émissaire", estime Pieter Scribante.
En effet, les maux actuels du Nigeria n’ont pas commencé avec la spéculation sur Binance. "En arrivant au pouvoir, le nouveau gouvernement a entrepris une série de réformes qui partaient d’une bonne intention, mais qui ont été mal exécutées", affirme Chisom Ubabukoh. Il y a eu la dévaluation, et en même temps la décision d’en finir avec des subventions sur le prix de l’essence qui avaient permis pendant longtemps de contenir l’inflation.
"C’était des mesures qui devaient être prises depuis longtemps, mais dans nos prévisions on estimait que le nouveau gouvernement devait les étaler sur un an et demi, alors qu’il a tout fait en quelques mois", explique Pieter Scribante.
Pour lui, Bola Tinubu voulait "profiter de la période de grâce après son élection pour passer le plus de mesures impopulaires possibles". Mais ce pari politique s’est rapidement heurté à la réalité économique. Il faut dire que le gouvernement a dû faire face à des événements sécuritaires imprévus qui lui ont considérablement compliqué la tâche. En effet, "l'insécurité dans le nord du pays, une région où des insurgés islamistes sévissent et où les gangs criminels pratiquent les enlèvements contre rançon, a eu un impact sévère sur la production et les prix", souligne le Financial Times.
Blâmer Binance peut sembler être la solution de facilité. Mais c’est une stratégie qui comporte également des risques. "C’est une sanction contre les individus qui ont simplement cherché à sécuriser leurs actifs en naira dont la valeur fondait à vue d’œil avec la dévaluation", note Nathalie Janson. C’est donc politiquement risqué pour le gouvernement.
En outre, "s’ils ne peuvent plus le faire sur Binance, ils vont tout simplement trouver d’autres plateformes qui sont encore moins transparentes", assure Iwa Salami. Pour elle, l’interdiction ne fait que déplacer le problème.
Enfin, "Binance et les plateformes du même genre sont beaucoup utilisées par des petites entreprises qui trouvent plus facile de passer par ces services pour payer, par exemple, des fournisseurs à l’étranger en dollars", explique Iwa Salami. En d’autres termes, l’activité de ces petites entreprises risque de pâtir de ce bras de fer entre le gouvernement et Binance… Ce qui ne serait pas une bonne nouvelle pour l’économie.