L'aviation russe vient de connaître une série noire inhabituelle dans le ciel ukrainien : au cours des deux dernières semaines de février, Kiev a revendiqué avoir abattu 14 aéronefs, dont plusieurs chasseurs-bombardiers Soukhoï Su-34 et Su-35. Si on y ajoute les deux précieux avions de détection et de commandement Beriev A-50 tombés au combat à seulement quelques semaines d'intervalle, l'addition commence à être salée pour Moscou.
Ces chiffres impressionnants avancés par Kiev n'ont toutefois pas pu être vérifiés de manière indépendante. "Quand vous avez ce genre de victoire, vous avez tout intérêt à le claironner et à le présenter de la manière la plus spectaculaire possible. Cela fait partie de la propagande de guerre et les Ukrainiens auraient bien tort de s'en priver puisque cela contribue très fortement au maintien du moral des troupes et de la population", analyse le consultant défense Marc Chassillan.
Malgré une possible exagération de Kiev, les experts militaires s'accordent sur un fait : les sorties des avions russes ont nettement augmenté ces dernières semaines. Après avoir essuyé de lourdes pertes dans le premier mois de l'invasion de l'Ukraine, l'aviation russe s'est longtemps tenue à distance du danger des défenses anti-aériennes occidentales déployées par Kiev. Mais la Russie semble de nouveau disposée à faire prendre des risques accrus à ses pilotes pour épauler l'infanterie au sol.
"Pour obtenir leur victoire à Avdiivka, les Russes ont renforcé le rôle de l'aviation et ils essayent aujourd'hui de continuer sur cette lancée", indique le Général Dominique Trinquand, ancien chef de la mission militaire française à l'ONU. "Naturellement, plus il y a d'avions dans le ciel, plus il y a de possibilités de les abattre. Par ailleurs, quand les pilotes font de l'appui au sol, ils sont obligés de descendre en altitude et offrent donc une vulnérabilité dont les Ukrainiens profitent probablement".
Si cette campagne de frappes russes est coûteuse, elle semble aussi payante sur le front pour l'armée russe. En s'approchant au plus près de ses cibles, l'aviation de Moscou démultiplie l'efficacité de ses puissantes bombes planantes qui équipent ses chasseurs Soukhoï. Ces munitions guidées capables de parcourir de longues distances jusqu'aux lignes de front ont permis de limiter le risque pour les avions russes d'être abattus. Larguées avec précision, elles peuvent aisément détruire les bunkers souterrains abritant les soldats ukrainiens.
"Avant la guerre, l'aviation russe n'était pas connue pour utiliser de manière aussi massive les projectiles guidés que les aviations occidentales. En réalité, les Russes avaient un énorme stock de bombes standards qu'on appelle les FAB. Ils y ont greffé des petites voilures déployables et ajouté des kits de guidage les rendant beaucoup plus précises", détaille Marc Chassillan. "Ce sont des bombes qui font entre 200 et 500 kilos. Autant dire que quand ça arrive au sol, ça fait beaucoup de dégâts."
"Ces bombes détruisent complètement toute position", confirme Egor Sugar, un soldat ukrainien qui a combattu à Avdiivka actif sur les réseaux sociaux. "Tous les bâtiments et toutes les structures se transforment en cratère après l'arrivée d'une seule d'entre elles".
L'Ukraine n'est toutefois pas en reste dans ce domaine, même si son stock de munitions est beaucoup plus limité. Ces derniers jours, l'armée de l'air ukrainienne a largué sur des positions russes ses premières bombes planantes AASM Hammer de fabrication française. Dans une vidéo publiée le 4 mars, Kiev assure avoir utilisé ce type de bombe pour frapper un dépôt de ravitaillement russe à Kozachi Laheri, sur la rive gauche du fleuve Dniepr.
First image of a French-supplied AASM-250 HAMMER extended-range bomb in Ukrainian Air Force service. pic.twitter.com/O8qnQDNfae
— OSINTtechnical (@Osinttechnical) March 4, 2024La piste d'un piratage
Si la présence accrue des avions russes dans le ciel ukrainien explique en partie le bilan élevé des aéronefs tombés au combat ces dernières semaines, Kiev pourrait aussi en avoir profité pour "prendre le risque de déployer des lanceurs Patriot à proximité des lignes de front afin d'engager les chasseurs russes", suggère auprès de la BBC Justin Bronk, chercheur au sein du groupe de réflexion Rusi.
Parmi le millefeuille de systèmes de défense anti-aérien fournis par les Occidentaux depuis le début de l'invasion russe, le Patriot est considéré comme l'un des plus coûteux et des plus sophistiqués.
L'éventualité d'un déploiement d'une batterie Patriot dans l'Est est toutefois peu probable, estime le Général Trinquand car "les Ukrainiens en ont très peu et en ont besoin pour protéger leurs villes, en particulier Kiev. Par ailleurs, les avions qui font de l'attaque au sol sont plus vulnérables à l'artillerie anti-aérienne courte portée. Je pense par exemple au système SATCP français ou au Stinger américain".
Enfin, une autre hypothèse toute aussi invérifiable a été avancée par un analyste autrichien. Interrogé par le quotidien ukrainien Kyiv Post, Tom Cooper assure que les systèmes de navigation des Soukhoï Su-34 et Su-35 ont pu être piratés pour devenir des proies faciles pour la défense anti-aérienne ukrainienne.
"Quand un avion russe s'écrase, les Ukrainiens s'empressent de récupérer tout ce qu'ils peuvent, en particulier la partie électronique, ce qui peut donner des indications sur la manière de tromper les pilotes russes", explique Marc Chassillan. "Tous les appareils modernes de combat ont des systèmes d'alerte qui les avertissent dès qu'il sont 'illuminés', c'est-à-dire repérés par un radar. Un virus informatique ou un système de brouillage pourrait rendre ce système inopérant. Les pilotes russes pensent alors voler tranquillement dans le ciel mais sont en fait ciblés par un missile".
Une stratégie coûteuse
Quoiqu'il en soit, Moscou semble décidé à capitaliser sur sa victoire d'Avdivvka, quitte à sacrifier plusieurs pilotes et des chasseurs bombardiers Soukhoï dont le prix unitaire avoisine les 85 millions de dollars.
"Les forces russes semblent avoir toléré un taux accru de pertes aériennes au cours des dernières semaines afin de mener des frappes de bombes planantes en soutien aux opérations offensives russes en cours dans l'est de l'Ukraine", indique The Institute for the Study of War, un cercle de réflexion basé à Washington, dans une analyse publiée le 3 mars.
"Après la victoire d'Avdivvka, les Russes se rendent compte que l'Ukraine n'a pas bien préparé ses positions défensives derrière et donc ils veulent saisir l'opportunité de bousculer les forces armées de Kiev", estime Dominique Trinquand.
"Les Russes cherchent le point de rupture", abonde Marc Chasillan. "Ils ne veulent pas laisser aux Ukrainiens le temps de se retrancher. Et donc ils continuent de les harceler, de les pourchasser, de sorte qu'ils n'arrivent pas à construire une ligne de défense forte".
Mais la Russie peut-elle se permettre de poursuivre dans le temps une stratégie aussi coûteuse ? Les services de renseignement militaire britanniques affirment que la Russie possédait encore sept autres A-50, mais qu'elle avait "très probablement interdit à la flotte de voler" afin d'éviter de nouvelles pertes. Selon les Ukrainiens, l'activité aérienne a sensiblement diminué depuis la fin de semaine dernière.
Latest Defence Intelligence update on the situation in Ukraine – 02 March 2024.
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En théorie, l'armée de l'air russe a encore de la marge. Avant le début de la guerre, elle disposait d'une flotte de 1 500 avions militaires. Selon les analystes, l'industrie de défense devrait également être en mesure de reconstituer une partie de ses pertes d'ici la fin de l'année. Cité par l'agence de presse Tass, Sergueï Chemezov, le patron de Rostec, a indiqué la semaine dernière que le conglomérat de défense allait reprendre la production de l'A-50 "car les forces armées russes en ont besoin". Selon les estimations, l'armée russe a perdu environ environ 150 avions ou hélicoptères depuis le 24 février 2022.
En théorie, les Russes ont donc encore largement les moyens de mener des campagnes aériennes agressives. Malgré le nombre élevé d'avions russes tombés au combat ces derniers jours, ce chiffre est loin d'atteindre les niveaux observés lors de précédents conflits de haute intensité, rappelle Marc Chassillan.
"On l'a oublié mais en huit ans de guerre, les Américains ont perdu au Vietnam 5 000 avions et hélicoptères, soit deux ou trois par jour. Pendant la guerre du Kippour, en trois semaines de combat, il y a eu 500 avions détruits ou abattus, tant du côté israélien que du côté arabe", détaille l'expert militaire. "Mais aujourd'hui, quand un avion est abattu, c'est toujours un grand événement dans les armées occidentales, tout simplement parce qu'elles ont perdu l'habitude de faire la guerre".