Il y a dix ans, le 22 février 2014, le président ukrainien Viktor Ianoukovitch était destitué par le Parlement après des affrontements meurtriers entre manifestants et forces de l’ordre place de l’Indépendance à Kiev. À l’occasion de l’anniversaire du mouvement Maïdan, le politologue Nicolas Tenzer, enseignant à Sciences Po, spécialiste des questions internationales, analyse pour France 24 ce qu’il reste de cette révolution pro-européenne dans une Ukraine en guerre contre la Russie.
À l’époque du président pro-russe Viktor Ianoukovitch, la corruption régnait de manière endémique en Ukraine. La population semble dire que ce problème n’a pas été résolu. Qu’en est-il réellement ?
Nicolas Tenzer : La corruption n’est bien sûr pas terminée. En revanche, quand on regarde les progrès qui ont été accomplis depuis quelques années, ils sont absolument extraordinaires. Si on compare avec la Russie, on s'aperçoit que celle-ci est toujours aussi corrompue, et même et de plus en plus. L’Ukraine a toujours un problème, mais contre lequel luttent un certain nombre d'organisations et le gouvernent. Ce qui est nouveau, c’est que des responsables ont été punis : d’anciens juges corrompus ont été inculpés. Il y a bien sûr encore des progrès à faire, mais Olha Stefanichyna, la vice-Première ministre chargée de l’Intégration européenne, a vraiment mis la question de la corruption au cœur des priorités. L’enjeu aujourd’hui est évidemment que l’Ukraine intègre l’Union européenne et pour ce faire, il y a besoin d’une mise à niveau de tous les systèmes de lutte anti-corruption au sein de la justice.
À voir L'Ukraine, dix ans après la révolution de Maïdan
Peut-on dire que ce rapprochement à venir avec l’Union européenne va favoriser la lutte contre la corruption ?
Nicolas Tenzer : Absolument, car un certain nombre de normes vont être mises en place. Il y a des problèmes de corruption dans certains pays entrés dans l’Union européenne récemment : la Hongrie, pays le plus corrompu d’Europe, Malte, Chypre ou encore la Bulgarie. Aujourd’hui, ces pays ne franchiraient sans doute pas les critères nécessaires à l’adhésion. On va donc être beaucoup plus stricts avec l’Ukraine et la Moldavie. Mais la corruption qui y règne encore est très différente de celle que je voyais quand j’allais en Ukraine dans les années 2007-2010 à l’époque du président Ianoukovitch. Il n’y a pas la même intensité. La corruption devient de plus en plus discrète, elle ne s’expose plus. Dans ces années-là, on la voyait au coin de la rue.
Pourtant, des responsables ukrainiens au pouvoir après la révolution de Maïdan ont aussi été mouillés dans des affaires de corruption, à l’image de l’ex-Première ministre Ioulia Timochenko.
Nicolas Tenzer : Oui bien sûr. Il y en a eu d’autres, certains même dans l’entourage de l’ancien président Porochenko [au pouvoir de 2014 à 2019]. Il y en a eu aussi dans celui du président Zelensky qui y a mis le holà en limogeant et en faisant inculper par la justice un certain nombre de ses anciens amis. Nous ne sommes paes dans une situation parfaite, mais il y a quand même du dynamisme par rapport à ce fléau. Quand je discute avec des activistes de la société civile de toutes les organisations anticorruption, il y a une vraie demande pour lutter contre elle. Il y a également eu la guerre. Le fait que certains puissent profiter de cette situation grâce à des trafics d’armes ou de matériel destiné à l’armée, ou bien que des municipalités profitent de marchés publics truqués, tout cela est devenu inacceptable. La vigilance des citoyens ukrainiens a redoublé.
Il y avait avant la guerre une très forte division au sein de la classe politique ukrainienne entre l’Est, plutôt favorable à la Russie, et l’Ouest du pays, pro-européen. Pensez-vous que cette division va perdurer si jamais la guerre venait à se terminer ?
De nos jours, il n’y a plus cette division. Aujourd'hui, dans les territoires de l'Est, vous avez 90 à 95 % de personnes qui demandent deux choses. D'abord, l'intégrité territoriale de l'Ukraine : ils ne veulent pas aller avec la Russie. Ensuite, ils souhaitent majoritairement l’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN. Un certain nombre de maires, dont on disait qu’ils étaient pro-russes, notamment dans le Donbass, ne le sont plus du tout parce qu’ils vont vu la réalité de l’occupation depuis 2014 et encore plus depuis le 24 février 2022. Ils savent que cela signifie des tortures, des exécutions, des disparitions forcées ou encore des déportations d’enfants. Ils ne peuvent effectivement pas l’accepter. Il faut tordre le cou à l’idée qu’il y a des différences politiques entre les Ukrainiens russophones et ukrainophones. La langue n’indique pas qu’il y ait un choix dans l’appartenance et surtout pas envers le régime dictatorial et tyrannique qu’est la Russie aujourd’hui.
L'Ukraine va entrer dans une troisième année de guerre. Comme peut évoluer désormais le conflit alors que les Européens craignent notamment un désengagement progressif de l’aide militaire américaine ?
Nicolas Tenzer : Il faut préciser que nous entrons dans la onzième année de guerre et la troisième année de guerre totale. Avant le 24 février 2022, il y avait déjà 14 000 personnes tuées par cette guerre. Nous avons évidemment changé d'échelle. Si nous avions compris et réagi en 2014, je pense que nous n’aurions pas eu 2022. Nous avons désormais pris conscience qu’il s’agit de notre guerre, que c’est la ligne de front qui sépare la bataille entre la tyrannie et la démocratie, entre le bien et le mal. C’est vraiment de cela dont il s’agit quand on voit le caractère massif des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, des crimes de génocide et des crimes d’agression de la Russie. Les Européens l'ont compris. Il faut aller beaucoup plus loin et s'armer plus. Alors qu’il y a cette incertitude américaine, l'Europe doit être en mesure de défendre seule l'Ukraine. Cela suppose d’avoir une vision de la défense territoriale de l'Europe, de pouvoir se porter au secours le cas échant de l’Estonie, de la Lituanie ou bien de la République tchèque qui pourraient être attaquées par la Russie.