
C'est une évolution très attendue par les féministes marocaines. Les autorités du Royaume ont lancé fin septembre des consultations devant durer six mois pour réformer la "Moudawana", c'est-à-dire le Code de la famille, vingt ans après une refonte saluée par la société civile mais désormais jugée insuffisante.
En 2004, un nouveau code de la famille avait offert des avancées notables telles que la responsabilité conjointe des deux époux, le droit pour la femme de demander le divorce ou encore des restrictions aux mariages des mineures et à la polygamie.
"Le départ des islamistes du pouvoir en 2021 a offert l'occasion au roi Mohammed VI de reprendre des positions réformistes relativement osées du point de vue de l'islam politique et de renouer avec l'esprit de la réforme du début de règne, qui avait été salué à l'étranger et par beaucoup d'associations féministes", analyse Pierre Vermeren, professeur d'histoire contemporaine du Maghreb à l'université Paris I.
Si le texte de 2004 a été considéré comme un tournant historique pour le droit des femmes au Maghreb, il comporte néanmoins de nombreuses failles et ses aspects les plus controversés ressurgissent à intervalles réguliers dans le débat public.
Alors que le principe d’égalité entre hommes et femmes est inscrit dans la Constitution de 2011, "il existe encore de nombreuses violences juridiques et institutionnelles à l'égard des femmes", note l'avocate et militante Ghizlane Mamouni, fondatrice de l’association Kif Mama Kif Baba.
Parmi les revendications phares des associations se trouve la fin de la discrimination en matière de succession, la fille n'ayant droit qu'à la moitié de ce qu'hérite le fils, conformément à une interprétation rigoriste du Coran.
Le mariage des mineures est aussi l'une des questions les plus controversées, car "elle incarne un aspect marquant de la discrimination de la loi et suscite de grandes inquiétudes", souligne auprès de l'AFP Atifa Timjerdine de l'Association démocratique des femmes du Maroc.
"Intérêt supérieur de l'enfant"
Si la "Moudawana" a porté à 18 ans (au lieu de 15 ans) l'âge légal du mariage des femmes, les dérogations sont monnaies courante. Censées être exceptionnelles, elles atteignent des niveaux très élevés puisque "près de 85 % des demandes présentées entre 2011 et 2018 ont été approuvées", selon une étude du ministère public.
Les restrictions à la polygamie introduites en 2004 sont également facilement contournées. Cette pratique n'a toutefois représenté que 0,3 % des actes de mariages en 2022, selon le Haut commissariat au plan (HCP).
"Les juges et les notaires gardent une grande marge de manœuvre au Maroc. Cela permet aux conservateurs de maintenir un droit islamique en dehors des standards de la loi", explique Pierre Vermeren, selon qui cette situation alimente aussi la corruption car "ces dérogations légales sont achetées par les pères et les maris".
Enfin, le droit de tutelle des enfants, automatiquement attribué au père, est un autre écueil de la législation actuelle, notamment en cas de divorce, selon les défenseurs des droits des femmes.
Une mère divorcée a ainsi besoin de demander l'accord de son ex-conjoint pour les plus simples démarches administratives concernant son enfant, comme l'inscrire à l’école, voyager avec lui ou le faire soigner. En cas de remariage, elle s'expose également au risque de perdre sa garde dès l'âge de sept ans si le père en fait la demande.
"La question de la réforme du Code de la famille va bien au-delà du combat féministe. Quand on parle du mariage des mineures ou de la tutelle, on s'en prend à l'intérêt supérieur de l'enfant, qui est pourtant protégé par la Constitution marocaine et les traités internationaux que le Maroc a ratifié", souligne Ghizlane Mamouni.
"Le roi peut aller assez loin"
Depuis le discours du roi Mohammed VI de juillet 2022 appelant à "un élan réformateur en parfaite concordance avec les desseins ultimes de la loi islamique et les spécificités de la société marocaine", la réforme du Code de la famille est devenue un sujet de premier plan dans le pays.
Face à la pression exercée par les activistes et les libéraux, les islamistes, eux, continuent de faire barrage en invoquant des interprétations rigoristes de l'islam, religion d'État au Maroc. Les conservateurs s'opposent en particulier à l'interdiction de la pratique de la polygamie ou encore à la fin de la discrimination en matière de succession.
En février 2023, le Parti islamiste pour la justice et le développement (PJD) a affirmé dans un communiqué que l'appel à l'égalité dans l'héritage constituait "une menace pour la stabilité nationale, liée à ce que le système successoral a établi dans la société marocaine depuis plus de douze siècles".
De con côté, Al Adl Wal Ihsane, la principale mouvance islamiste au Maroc, interdite mais tolérée par le pouvoir royal, prône "la suprématie du référentiel islamique" et rejette "toute proposition qui le contredirait".
"Contrairement à 2004, certaines féministes n'hésitent plus à entrer dans le débat sur la religion qui, au final, est un faux débat car aucune de nos revendications n'est 'haram'" (contraire à la loi islamique), rétorque Ghizlane Mamouni. "Désormais, il faut du courage politique pour tirer le Maroc vers l'avant. Il faut arriver à cette égalité dans le droit. Il n'y a que de cette manière que l'on fera évoluer les mentalités", ajoute la militante.
Composé du ministre de la Justice et de responsables des institutions judiciaires et religieuses, un comité est actuellement chargé de mener des consultations et de préparer un projet de réforme dans un délai de six mois. Fin novembre, cette instance avait déjà reçu des propositions de plus d'un millier d'associations ainsi que de partis politiques et d'institutions officielles.
Au bout du compte, c'est au roi Mohammed VI, président du Conseil supérieur des Oulémas, organisme ayant le monopole des fatwas (avis religieux), que reviendra la responsabilité de trancher les aspects les plus clivants de la réforme à venir.
"Le roi peut aller assez loin", estime Pierre Vermeren. "Il en a la légitimité car c'est lui qui édicte la loi islamique au Maroc. Aujourd'hui, une grande partie de la société est en accord avec cette réforme et les islamistes sont affaiblis. C'est donc un moment jugé opportun par le Palais pour pousser ces réformes égalitaires."