
C'est "un moment historique" obtenu un lendemain de Saint-Valentin. Au prix de longues tractations et d'un bras de fer au sein même du camp gouvernemental, la Grèce est devenue jeudi 15 février le 37e pays dans le monde, le 16e en Europe, et surtout le premier pays chrétien orthodoxe à autoriser le mariage et l'adoption pour les personnes de même sexe. Un affront pour l'influente Église qui s'est toujours déclarée "fermement opposée" au projet de loi.
Lui, avait prédit un "jour de joie", qualifiant cette réforme de "pont de coexistence dans un État libre, entre citoyens libres". Jeudi soir, le Premier ministre Kyriakos Mitsotakis (du parti de droite Nouvelle Démocratie) s'est félicité de l'adoption de cette réforme, mesure phare de son deuxième mandat, en évoquant "un tournant pour les droits de l'Homme".
Une victoire pour le dirigeant proeuropéen dont le texte a été approuvé par 176 des 254 députés présents au Parlement (la Vouli) à l'issue de deux jours de débat, et un véritable tour de force pour un pays longtemps dominé par l'Église, dont la société compte aujourd'hui encore pas moins de 90 % d'Orthodoxes, et dans lequel les institutions étatiques et ecclésiastiques ne sont pas séparées.
Après s'être violemment heurté à l'opposition de l'Église et des conservateurs sociaux pour qui le mariage homosexuel porte atteinte aux valeurs familiales traditionnelles, le vote de jeudi avait donc valeur de test pour jauger le progressisme de la Grèce et sa capacité à établir une nouvelle norme en matière de droits LGBT+ dans le monde chrétien orthodoxe.
Peu de leviers
"L’Église grecque a pris pas mal de coups depuis une trentaine d’années", affirme Joëlle Dalègre, professeure émérite d'histoire à l'Inalco, et spécialiste de la Grèce contemporaine. "Quand l’État grec s’est créé, l’héritage ottoman faisait que l'on définissait les gens par la religion, donc par l’orthodoxie", poursuit-elle, évoquant cet élément important de l’identité nationale grecque qui a valu à l'Église orthodoxe une place et un rôle exceptionnels.
La spécialiste précise qu'un début de changement s'est opéré dès 1981 avec l'arrivée au pouvoir du Pasok (parti politique grec de centre-gauche). La même année, la Grèce faisait son entrée dans l'Union européenne. "Peu à peu, l’Église a perdu de ses privilèges". Un phénomène lié notamment à une évolution de la vie en Grèce et de l'opinion publique. "Les Grecs ont voulu se rapprocher du modèle européen occidental traditionnel avec l’impression que c’est le modèle culturel à suivre pour être grand, développé et moderne".
Depuis, l'Église s'est inclinée devant plusieurs réformes, parmi lesquelles la création du mariage civil puis celle du "pacte de vie commune" (équivalent du Pacs, créé en 2008 pour les couples hétérosexuels, puis ouvert aux couples homosexuels en 2015, après une condamnation de la Grèce par la Cour européenne des droits de l'homme), ou encore l'assouplissement de l'enseignement orthodoxe à l'école.
"À chaque fois qu'il y a eu un recul, cela a provoqué des remous dans l'opinion", explique Joëlle Dalègre, prenant également l'exemple de la suppression de la mention de la religion sur les pièces d'identité grecques. "À chaque fois, c'est un recul de l'Église. À chaque fois elle a protesté, mais n'a pas été écoutée."
Dès l'annonce par le gouvernement de son intention d'ouvrir le mariage aux couples de même sexe, l'Église orthodoxe est montée au créneau, appelant à un vote par appel nominal au Parlement, ce qui a été perçu comme une tentative de faire pression sur certains députés.
Pour s'opposer à une réforme allant à l'encontre de ses dogmes, l'Église de Grèce dispose cependant de peu de leviers significatifs. En effet, si l'institution ecclésiastique pouvait encore user de menaces à l'égard des élus il y a quelques décennies, cela semble aujourd'hui faire l'effet de coups d'épée dans l'eau.
"Les métropolites locaux ont encore essayé de faire pression sur les députés dans certaines régions, rurales et éloignées des deux plus grandes villes (Athènes et Thessalonique, NDLR), qui sur le plan des mœurs sont encore très traditionnelles, mais faire pression sur des députés du centre d'Athènes ne sert à rien", explique Joëlle Dalègre, également autrice de "La Grèce depuis 1945" (Études grecques).
L'historienne ajoute que si la menace d'excommunication de députés était courante dans les années 1950-1960, sept décennies plus tard, elle aussi semble vaine : "Ils auraient trop peur que cela n'émeuve pas grand monde."
"L'Église de Grèce n'a pas plus qu'ailleurs de moyens juridiques pour empêcher une décision politique", explique Méropi Anastassiadou, professeure d'histoire à l'Inalco, spécialiste de la Grèce contemporaine et de l’espace ottoman et post-ottoman. "Elle ne peut avoir recours qu'à ses 'outils' propres", ajoute-t-elle, citant notamment l'excommunication, la prédication, et les relais d'opinion dans la société civile.
"Dans le passé récent, elle a réussi à créer des mouvements d'opinion importants", poursuit l'historienne, évoquant la question des cartes d'identité et celle des manuels scolaires d'histoire. "L'Église dispose de médias (par exemple radio), et reste très présente dans la vie de tous les jours d'une partie non négligeable de la société".
Dernièrement, les mouvements d'opinion se sont principalement traduits par la protestation publique. Aux côtés de partis politiques d'extrême droite – dont Niki, parti d'extrême droite proche de la Russie – et de groupes traditionnalistes, ils étaient quelques milliers à manifester devant le parlement, dimanche, brandissant des icônes de la Vierge et des croix chrétiennes.

Toutefois, dans un pays marqué par dix ans de crise économique ayant entraîné l’imposition de mesures d’austérité strictes, une explosion du taux de chômage, des privatisations en série dans de nombreux secteurs, et plus récemment un dramatique accident ferroviaire, de graves inondations et le désarroi des agriculteurs, les manifestations ne semblent plus rien avoir d'exceptionnel. Aussi, ajoute Joëlle Dalègre, "trouver 4 000 manifestants à Athènes n'est pas difficile."
L'Église et l'État, "de plus en plus séparés de facto"
L'orthodoxie demeure indubitablement un élément d'identité en Grèce, mais en pratique les choses évoluent vite. Si sa mise en place ne s'était pas faite sans opposition, le mariage civil – à l'époque considéré par l'Église comme une "bombe catastrophique" logée dans les fondements-même de la société grecque – est aujourd'hui de plus en plus populaire, et le "pacte de vie commune" se développe également au fur et à mesure des années.
"Alexis Tsipras (ex-Premier ministre de gauche, en 2015, et de 2015 à 2019, NDLR) aurait théoriquement pu faire cette loi [sur le mariage pour tous] il y a dix ans, mais ne l'a pas faite parce qu'il craignait encore de fortes réactions", analyse Joëlle Dalègre.
Dans la période qui a précédé l'adoption de la loi sur le mariage pour tous, l'actuel Premier ministre Kyriakos Mitsotakis a toujours laissé l'Église en dehors du sujet, présentant avant tout son projet comme une mesure moderne, démocratique, permettant l'égalité entre tous les citoyens.
"Permettez-moi d'être clair sur ce point : nous discutons des décisions de l'État grec, sans rapport avec les convictions théologiques", avait-il notamment déclaré dans un discours prononcé devant son cabinet.
"Historiquement, nous avons eu des opinions divergentes avec l'Église sur le mariage civil, la crémation et l'omission de la religion sur les cartes d'identité grecques", déclarait-il encore. "L'expérience a montré que ces changements étaient nécessaires. Ils n'ont pas nui à la société ni à la collaboration entre l'État et l'Église, et je suis convaincu qu'il en sera de même désormais."
Députée du parti Syriza (gauche), Elena Akrita estime de la même manière que la position de l'Église ne doit pas être prise en compte, étant donné qu'elle "n''est pas un interlocuteur" dans cette discussion.
"Les gouvernements successifs ont saisi plusieurs occasions au cours des dix ou 15 dernières années pour lui signifier qu'elle ne pouvait pas se mêler de questions qui relevaient de la compétence des autorités de l'État", affirme Méropi Anastassiadou, évoquant notamment le sujet des vaccins contre le Covid, le clergé orthodoxe s'étant montré très réticent à la vaccination.
"L'Église est toujours influente en Grèce, mais en même temps il faudrait tenir compte du fait que l'homosexualité est peut-être, de manière latente, admise plus qu'ailleurs dans une société imprégnée (à travers l'éducation) par la culture grecque antique", poursuit-elle.
Aussi, si l'Église et l'État ne sont pas séparés légalement (le clergé est notamment toujours salarié par l'État), "ils sont de plus en plus séparés de facto, mais on ne le dit pas", estime Joëlle Dalègre.
Jeudi soir, Kyriakos Mitsotakis s'enorgueillissait de faire de la Grèce le 16e pays de l'UE à légiférer en faveur du mariage pour tous. "Le tout premier dans son Sud-Est", précise son conseiller économique Alex Patelis au média grec eKathimerini, soulignant les dimensions géographiques et géopolitiques de cette loi historique.
Ce projet de loi "pourrait encourager davantage de pays du bloc européen de l'Est, ainsi que davantage de cabinets de droite, à emboîter le pas et à envisager des politiques inclusives similaires", poursuit l'article, évoquant le retentissement de la réforme jusqu'en Italie, qui ne reconnaît jusqu'à présent que l'union civile pour les couples de même sexe, ainsi qu'en République tchèque qui, elle, débat actuellement de l'introduction d'un projet de loi similaire à la Grèce.
Pour ce qui est d'influencer d'autres pays à majorité orthodoxe, en revanche, rien n'est moins sûr. "En Russie, Poutine n'est pas parti pour marier les couples homosexuels", ironise Joëlle Dalègre. Quant à la Roumanie ou encore la Bulgarie, l'historienne ajoute : "Par rapport au chemin que prend la Grèce vis-à-vis de la religion, ils sont en retard d'au moins 40 ans", ce qui ne laisse donc pas entrevoir d'évolution en ce sens, "à moins qu'une quelconque législation européenne ne les y contraigne."