Il aurait dû y assister. Ne serait-ce que par liaison vidéo depuis son lieu de détention. Mais le célèbre opposant russe Alexeï Navalny a été le grand absent de l'audience qui s'est tenue lundi 18 décembre au tribunal de la région de Vladimir, à une centaine de kilomètres à l’est de Moscou.
Il devait être entendu dans le cadre de sept dossiers, mais les juges ont décidé de reporter ces sessions jusqu’à ce qu’on ait “réussi à établir où il se trouvait”, a précisé sur le réseau X Kira Yarmysh, une écrivaine russe faisant partie de l’équipe d’assistants d’Alexeï Navalny. Elle précise que les proches de l’activiste russe ont contacté près de 200 centres de détention en Russie dans l’espoir d’avoir de ses nouvelles. Sans résultat.
Des prisonniers qui disparaissent
Cela fait maintenant près de 15 jours qu’Alexeï Navalny n’a plus donné signe de vie. Le fait qu’il n’ait même pas pu se présenter devant les juges a renforcé l'inquiétude de sa famille, de ses proches et de ses soutiens quant à son état de santé. “Je suis profondément préoccupée par le fait que les autorités russes ne donnent aucune information sur l'emplacement et le bien-être d’Alexeï Navalny pendant une période aussi prolongée, ce qui équivaut à une disparition forcée”, a réagi Mariana Katzarova, rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des droits humains en Russie.
La dernière fois que les avocats d’Alexeï Navalny ont eu des nouvelles de leur client remonte au 5 décembre, soit quelques jours avant que Vladimir Poutine n'annonce sa candidature à sa propre réélection lors de la présidentielle du 17 mars prochain.
De quoi inquiéter ses proches quant à une manœuvre du pouvoir pour faire taire - peut-être définitivement - l’un des principaux détracteurs du maître du Kremlin, note le Guardian.
Avant d’imaginer le pire, “on a envie d’être optimistes en espérant que ce ne soit qu’une histoire de transfèrement [entre colonies pénitentiaires, NDLR]”, commente Morvan Lallouet, spécialiste de la Russie contemporaine à l’université de Kent et coauteur de “Alexeï Navalny : L'homme qui défie Poutine” (éd. Tallendier).
C’est en effet “la première hypothèse à envisager car les transfèrements de détenus d’une prison à une autre se font souvent dans de telles conditions que les individus disparaissent pendant des semaines”, confirme Oleg Kozlovsky, spécialiste de la Russie à Amnesty International. L’ONG dénonce depuis près d’une dizaine d’années ce système pénitentiaire qui “bafoue les droits humains”, souligne le chercheur.
Destination : une colonie pénitentiaire "à régime spécial"
Alexeï Navalny risquait ce type de transfèrement depuis sa dernière condamnation le 4 août à 19 ans de prison supplémentaires pour “extrémisme”. L’activiste russe doit purger sa peine dans une colonie “à régime spécial”. “Jusqu'ici, Alexeï Navalny était dans une colonie pénitentiaire 'à régime stricte', ce qui est juste un cran en dessous des établissements 'à régime spécial', les plus durs et censés être réservés aux criminels jugés les plus dangereux”, résume Oleg Kozlovsky.
Concrètement, ce transfèrement doit permettre au pouvoir “d’imposer des conditions de détention en isolement encore plus sévères pour Alexeï Navalny et encore plus loin de Moscou, afin de rendre d’autant plus compliqué toute communication avec ses proches et ses avocats”, détaille le spécialiste d’Amnesty International.
Avant d’arriver à destination, les détenus transférés doivent voyager pendant des semaines, sans savoir où ils vont, généralement dans des trains spéciaux. “Les conditions de transport sont très archaïques, avec des cellules surpeuplées, souvent sans repas chaud pendant toute la durée du transfèrement. Il est aussi presque impossible de se reposer”, précise Oleg Kozlovsky.
“Il y a probablement quelqu’un dans l’administration qui s’est dit que c’était le bon moment de procéder au transfèrement d’Alexeï Navalny et d'ainsi le faire disparaître de facto pendant le premier mois de la campagne électorale”, estime Stephen Hall, spécialiste de la politique russe à l’université de Bath.
En effet, même enfermé dans une colonie pénitentiaire très stricte, l’opposant russe continuait à communiquer avec le monde. Dans une vidéo mise en ligne le 7 décembre, il avait appelé les Russes à voter pour n’importe quel candidat “sauf Vladimir Poutine”. “C’est très étonnant que dans la Russie actuelle - très contrôlée - quelqu’un comme Alexeï Navalny ait pu continuer à se faire entendre aussi longtemps, y compris depuis la prison”, souligne Stephen Hall.
“On assiste actuellement à un tel durcissement de la répression, aussi bien des dissidents de premier plan que des militants de base, qu’il semblerait dans la logique des choses que le pouvoir cherche à restreindre au maximum l’accès d’Alexeï Navalny au monde extérieur”, ajoute Morvan Lallouet.
Inquiétude sur l'état de santé de Navalny
Il existe aussi une autre hypothèse à ne pas négliger. “Il est possible que les autorités cherchent à cacher la détérioration de l’état de santé d’Alexeï Navalny”, avance Morvan Lallouet.
C’est un sujet sensible depuis le début de la détention de l’opposant russe en janvier 2021. Alexeï Navalny avait été arrêté le jour de son retour en Russie, après avoir été soigné en Allemagne, où il avait été emmené d’urgence à la suite d’une tentative d’empoisonnement en Sibérie.
Depuis lors, les proches d’Alexeï Navalny dénoncent le manque de soins prodigués en détention et des conditions d’incarcération - notamment des longues périodes en cellule d’isolement - qui ne feraient qu’empirer son état de santé. En janvier dernier, plus de 200 médecins russes avaient même pris l’initiative de signer une lettre ouverte adressée à Vladimir Poutine pour demander une meilleure prise en charge médicale du célèbre détenu.
Peu avant sa disparition, il “aurait eu un sérieux incident de santé”, a affirmé sur Twitter Maria Pevchikh, directrice du conseil d’administration de la fondation anticorruption d’Alexeï Navalny.
“Le transfèrement d’un prisonnier ne peut pas durer plus d’un mois”, conclut Oleg Kozlovsky. Si Alexeï Navalny n’a pas donné de signe vie d’ici le début de l’année prochaine, sa disparition n’est probablement pas seulement liée à une plongée un peu plus profonde dans l’enfer carcéral russe.