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Engagés contre le Hamas, les Druzes ne veulent plus être "des citoyens de seconde zone" en Israël
Soutiens historiques de l'État hébreu, les Druzes forment une communauté soudée, en première ligne dans l'effort de guerre israélien contre le Hamas. Mais cette minorité arabe liée à Israël par "un pacte de sang" s'estime marginalisée et discriminée par la loi controversée de 2018 sur l'État-nation, qui consacre Israël en tant qu'État juif. Face à la pression exercée par ses représentants, la coalition gouvernementale dirigée par Benjamin Netanyahu semble ouverte à quelques concessions.

La loyauté des Druzes envers l'État hébreu est-elle appréciée à sa juste valeur ? Ce débat ancien en Israël connaît une nouvelle vigueur dans le contexte de la guerre avec le Hamas, à laquelle participe activement cette communauté arabe issue d'une branche de l'islam chiite. Seuls non-juifs soumis au service militaire, les Druzes se battent en masse dans les rangs de l'armée israélienne, mais estiment ne pas être suffisamment reconnus.

"Il est temps que le gouvernement prenne conscience de la communauté druze, de ses soldats et de ceux qui sont tombés au combat", a écrit le cheikh Mowafaq Tarif, dignitaire religieux druze, dans une lettre adressée début novembre au Premier ministre Benjamin Netanyahu. "Il est temps pour le gouvernement et la Knesset de modifier la loi sur l'État-nation et de réparer les distorsions historiques concernant la communauté druze, tout en ancrant la communauté et ses droits dans la législation."

La loi sur "l'État-nation du peuple juif" de 2018, qui définit Israël comme un État juif et dont la seule langue officielle est l’hébreu, a été vécue comme une trahison par cette communauté religieuse arabophone liée à Israël par un "pacte de sang". Cette expression désigne l'alliance indéfectible entre les Druzes et Israël où, en échange du sang versé au combat, les autorités israéliennes leur ont accordé une protection et une forme d'autonomie, ratifiée par la Knesset en 1963, notamment en matière d'éducation et de justice administrative.

"En 2018, ils ont été les premiers à manifester [contre cette loi] car ils y ont vu une rupture du contrat avec Israël. Depuis la naissance de l'État hébreu en 1948, les Druzes se considèrent comme des alliés d'Israël car c'est une minorité ethno-religieuse dont la tradition politique consiste à s'allier au plus fort", explique Denis Charbit, professeur de science politique à l’Université ouverte d’Israël.

Pratiquant un islam hétérodoxe et syncrétique, les Druzes rejettent la charia, la loi islamique et ses obligations rituelles, comme le jeûne du ramadan. Considérés comme hérétiques par les sunnites et les chiites, ils ont régulièrement fait l'objet de persécutions au cours de leur histoire, renforçant une forme de repli communautaire et de culte du secret.

Ascenseur social

Depuis les attaques terroristes perpétrées par le Hamas le 7 octobre, au moins six soldats druzes figurent parmi les 390 soldats israéliens tués au combat. Pour ces alliés historiques du mouvement sioniste, la participation à l'effort de guerre est un élément central de leur identité. Dès 1948, l’unité 300, la première unité druze, intègre les rangs de l'armée israélienne. Contrairement aux Arabes israéliens, les hommes druzes sont soumis à l’obligation d’effectuer leur service militaire depuis 1956. Pour les autorités israéliennes, cette communauté discrète, également présente au Liban et en Syrie, représente un modèle d'intégration.

"Nous nous considérons engagés à servir dans les Forces de défense israéliennes. Nous le faisons avec fierté en tant qu'Israéliens", lance Anan Kheir, avocat et membre de l'association des vétérans druzes. "Le taux d'engagement des jeunes de 18 ans est de 87 % chez les Druzes contre 67 % chez les juifs. Personne ne fait plus que nous pour Israël", ajoute-t-il, rappelant que 452 soldats druzes ont perdu la vie en défendant Israël depuis sa création. 

Pour les Druzes israéliens, la carrière militaire offre un puissant moyen d'ascension sociale. "Les Druzes ont des réticences vis-à-vis de la modernité, ce qui les handicape dans une société dynamique et libérale : la notion d'égalité hommes-femmes n'est pas du tout évidente chez eux. Ils vivent en autarcie économique et sont aussi très peu nombreux à faire des études supérieures par rapport au reste de la population arabe israélienne. Ils peuvent donc en général prétendre à des postes moins bien rémunérés", analyse Denis Charbit. 

Un grand nombre d'entre eux décide donc de se tourner vers une carrière militaire, et de nombreux membres de la communauté ont atteint des postes haut placés dans la chaîne de commandement. À ce jour, le plus haut gradé à avoir péri lors de l'incursion terrestre à Gaza est le lieutenant-colonel Salman Habaka, originaire d'un village druze en Galilée.

🔴 ISRAEL EN GUERRE: 18è soldat de Tsahal tombé au combat face à l'ennemi nazislamiste. Le lieutenant colonel Salman Habaka. 33 ans. Membre de la fidèle communauté druze d'Israël. Membre de la brigade 53. 😪🙏🇮🇱. pic.twitter.com/uhzP28bWYU

— Jonathan Serero (@sererojonathan) November 2, 2023

"L'ascenseur social que constitue l'armée fonctionne particulièrement bien pour la communauté druze. Le fait que l'arabe soit leur langue maternelle leur permet d'occuper des positions stratégiques et capitales, notamment au cours des opérations de maintien de l'ordre dans les territoires occupés, où ils n'ont pas besoin des services d'un traducteur et peuvent directement discuter et négocier", souligne Denis Charbit.

Les Druzes à l'étroit

Si le "pacte de sang" qui lie Israël aux Druzes n'est pas remis en cause, les pertes enregistrées par la communauté pendant et après le 7 octobre ainsi que son implication dans la guerre à Gaza a remis sur le devant de la scène les revendications de cette minorité religieuse.

Depuis plusieurs décennies, les Druzes s'estiment marginalisés d'un point de vue socio-économique, reprochant à l'État un manque d'investissements dans les 16 villages du nord d'Israël où ils sont exclusivement implantés.

Leur principale revendication concerne le logement, et plus particulièrement ce que la communauté considère comme une application à géométrie variable du plan d'occupation des sols. Les membres de cette minorité arabe, ancrée dans cette région montagneuse du Proche-Orient depuis un millénaire, font pour la plupart le choix de fonder un foyer au cœur de leur berceau culturel et identitaire.

Cependant, les plans urbains n'ayant pas évolué depuis plusieurs décennies, la place commence à manquer, ce qui oblige les Druzes à bâtir des constructions illégales. "Nous, les Druzes, nous ne construisons que dans nos villages. Le problème, c'est qu'au lieu d'étendre la superficie où nous sommes autorisés à construire, comme dans les colonies juives ou dans les grandes villes, les autorités ne nous offrent aucune autre solution", déplore Anan Kheir.

Selon les estimations, environ deux tiers des maisons druzes en Israël ont été construites sans permis au cours des dernières décennies, avec à la clé un risque de démolition, mais surtout des amendes à payer pour les contrevenants. Adoptée en 2017, la loi dite "Kaminitz" a considérablement durci les sanctions financières.

"Ils sont en train de détruire nos portefeuilles et notre compte en banque", assure auprès de l'AFP Ashraf Halabi, un entraîneur de basket qui doit payer environ 600 000 shekels (environ 148 000 euros) d'amendes pour avoir construit illégalement sa maison et une piscine dans la périphérie du village de Beit Jann. 

"Les Druzes et en particulier les plus jeunes souffrent de cette situation. Cela fait dix ans que l'on demande de pouvoir agrandir nos municipalités, mais rien ne se passe", se désole Anan Kheir.

Cette frustration s'est notamment manifestée l'été dernier avec une série de grands rassemblements sur le plateau du Golan pour protester contre un projet de parc éolien sur des terres appartenant aux Druzes.

"Ce ne sont que des promesses"

Depuis 2018 et l'adoption de la loi sur l'État-nation, qui consacre l'identité juive d'Israël, la communauté druze, traditionnellement discrète, se fait de plus en plus bruyante. "Avec cette loi, soit vous êtes juif, soit vous ne l'êtes pas. Elle crée des citoyens de seconde zone", s'indigne l'avocat Anan Kheir. 

Cependant, la coalition gouvernementale au pouvoir en Israël semble prête à faire un geste. Le député Ofir Katz et le ministre des Affaires étrangères Eli Cohen, tous deux membres du Likoud, le parti de la droite conservatrice, ont annoncé le 19 novembre un projet de loi fondamentale, ayant une valeur quasi-constitutionnelle en Israël, pour inscrire le statut de la communauté druze dans le marbre.

"C'est assez rare que le Likoud réponde immédiatement à ce type de revendication, indique Denis Charbit. Cependant, la communauté druze ne souhaite pas de loi spécifique, mais plutôt que le principe de l'égalité entre les citoyens soit intégré dans la fameuse loi de l'État-nation du peuple juif."

Interrogé par des journalistes sur la possibilité d'amender la loi controversée de 2018, Benjamin Netanyahu s'est toutefois bien gardé de s'engager sur ce point. "Les Druzes sont une communauté précieuse. Ils se battent, ils tombent au combat, Israël leur donnera ce qu’ils méritent", a simplement commenté le Premier ministre israélien.

En attendant, la piste d'un gel des amendes sanctionnant les constructions illégales érigées par les Druzes a été évoquée par plusieurs responsables du Likoud. "On sent que le gouvernement veut se rendre utile et ceci dès maintenant, pas après la guerre avec le Hamas", veut croire Anan Kheir. "Mais avec ces politiciens, ce n'est jamais blanc ou noir. Et pour le moment, ce ne sont que des promesses."