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"Nous ne nous arrêterons pas" : exilée, empoisonnée, la journaliste russe Elena Kostyuchenko se livre
Rescapée d'une tentative d'empoisonnement, et d'une tentative d'assassinat par un commando tchétchène, la journaliste russe Elena Kostyuchenko reste, malgré les menaces qui pèsent sur elle, une dissidente assumée de la Russie. Un combat qu'elle raconte dans son premier livre, "J'aime la Russie", écrit lors de son exil à l'étranger.

Journaliste depuis 17 ans pour le journal indépendant Novaïa Gazeta, Elena Kostyuchenko a rendu compte, depuis l'Ukraine, des atrocités commises par les forces russes depuis l'invasion de février 2022. Un travail qui lui a valu d'être prise pour cible, et l'a finalement poussée à fuir la région pour s'exiler à l'étranger.

France 24 s'est entretenu avec la journaliste russe au siège des Nations unies à New York, alors qu'elle participait, le 24 octobre, à un événement sur les implications régionales de la situation des droits de l'homme en Russie.

La même semaine, Mariana Katzarova, rapporteuse spéciale de l'ONU sur les droits de l'homme dans la Fédération de Russie, présentait son premier rapport à la troisième commission de la 78e session de l'Assemblée générale. Son rapport alerte sur "un modèle de suppression des droits civils et politiques" en Russie, évoquant notamment les arrestations arbitraires massives et le "recours persistant à la torture et aux mauvais traitements".

La transcription ci-dessous a été légèrement modifiée pour des raisons de longueur et de clarté.

Retrouvez l'interview originale en anglais, à lire et à regarder ici 'People are resisting': Russian journalist Elena Kostyuchenko on Ukraine, Putin and being poisoned

France 24 : Vous avez travaillé pour Novaïa Gazeta en Ukraine, et avez dû fuir après avoir découvert que vous figuriez sur la liste des personnes à abattre du Kremlin. Que s'est-il passé ?

Elena Kostyuchenko : Je suis arrivée en Ukraine le premier jour de la guerre (le 24 février 2022, NDLR). J'ai fait des reportages dans quelques villes, dont Odessa, Mykolaïv et Kherson, qui étaient alors sous occupation, et je devais ensuite me rendre à Marioupol. À l'époque, la ville résistait encore, et il n'y avait qu'une seule route praticable, qui passait par Zaporijjia. Je me préparais à emprunter cette route pour entrer dans la ville, mais la veille, j'ai reçu un appel d'une collègue de Novaïa Gazeta qui m'informait que, selon ses sources, le dirigeant tchétchène pro-Kremlin [Ramzan] Kadyrov avait donné l'ordre de me trouver, et de me tuer.

Cette information a ensuite été confirmée par une source au sein des services de renseignement militaire ukrainiens, qui m'a précisé que les personnes présentes aux postes de contrôle russes étaient en possession de ma photo et de mon nom. Mon rédacteur en chef, [Dmitri] Muratov, m'a appelée, me demandant de quitter l'Ukraine au plus vite. Le lendemain, j'ai essayé de trouver un autre chemin vers Marioupol, mais n'y suis pas parvenue. J'ai donc quitté l'Ukraine.

Vous avez réussi à sauver votre vie une première fois, mais avez de nouveau été prise pour cible lors de votre exil. Comment avez-vous découvert que vous aviez été empoisonnée ?

C'est ce que pensent mes médecins. Une enquête de police est en cours, mais je n'en connais pas encore les résultats.

Mon journal Novaïa Gazeta ayant été fermé par la Russie, j'ai rejoint Meduza, un autre média indépendant, mais ils étaient sur le point de me renvoyer en Ukraine. J'avais besoin d'un visa, je suis donc allée à Munich pour en faire la demande et sur le chemin du retour, je me suis sentie mal.

La première chose que j'ai remarquée, c'est que je transpirais beaucoup et que la sueur avait une odeur étrange. Une odeur de fruits pourris. Ensuite, j'ai eu mal à la tête et j'étais désorientée. Je n'arrivais pas à comprendre comment rentrer chez moi depuis la gare.

Le lendemain, d'autres symptômes sont apparus : des douleurs intenses à l'estomac, des vertiges, des nausées, et j'ai vomi. Je pensais que c'était le Covid-19. Puis les médecins – bien sûr, leur première hypothèse n'était pas non plus l'empoisonnement – ont écarté de nombreux diagnostics, mais après deux mois et demi de tests, ils ont estimé que l'empoisonnement était l'explication la plus probable.

Selon leurs découvertes, mes enzymes hépatiques étaient cinq à sept fois plus élevées que la normale. Ils ont également trouvé du sang dans mes urines. Aujourd'hui encore, je dois faire face aux séquelles.

Qu'est-ce qui, dans votre rapport, a fait de vous une cible ?

Je n'en ai aucune idée. En fait, j'espère que je pourrai un jour poser cette question aux personnes qui ont essayé de m'empoisonner. Il est stupide d'essayer de tuer des journalistes, qui ne ne font que décrire la réalité. Et si la réalité est terrible, ce n'est pas de notre faute, mais celle des gens qui rendent la réalité si terrible. Nous savons qui a rendu la réalité russe terrible : Vladimir Poutine. Nous, journalistes, ne faisons que décrire ce qui se passe, et nous sommes obligés de garder nos concitoyens en contact avec la réalité. C'est tout ce que nous faisons.

À Novaïa Gazeta, si quelqu'un était tué, un autre journaliste prenait sa place. Lorsque Anna Politkovskaïa – qui couvrait la Tchétchénie – a été tuée, Natalia Estemirova a poursuivi son travail. Puis Natalia Estemirova a été tuée, et c'est donc Elena Milashina qui a pris la suite. Voilà la seule réponse que nous puissions apporter à cette violence : tenir nos concitoyens informés, poursuivre notre vie professionnelle.

Nous ne nous arrêterons pas. C'est pourquoi il est vain de tuer les journalistes. Et c'est pour cette raison que j'attends avec impatience de pouvoir interroger les responsables sur leurs motivations.

Anna Politkovskaïa, qui a été tuée en 2006, était une source d'inspiration pour vous. Quelle était votre relation avec elle ?

C'est grâce à elle que je suis devenue journaliste. Je suis issue d'une famille pauvre et j'ai commencé à travailler très tôt, principalement en lavant les sols. C'est au lycée que j'ai commencé à travailler comme journaliste. J'avais besoin de gagner de l'argent pour m'acheter de nouvelles chaussures, mais je n'ai pas pris ce travail au sérieux. À l'époque, je travaillais pour un journal local dans ma ville natale.

Un jour, j'ai acheté Novaïa Gazeta et suis tombée sur un article d'Anna Politkovskaïa. Elle y évoquait le nettoyage ethnique pratiqué dans un village tchétchène où 36 personnes avaient été massacrées par des soldats russes. L'une d'entre elles avait été crucifiée.

Ce même article racontait l'histoire d'un garçon tchétchène âgé de 9 ans. Celui-ci interdisait à sa mère d'écouter des chansons russes à la radio parce que les soldats russes avaient enlevé son père, et l'avaient ensuite ramené à la maison après l'avoir tué et lui avoir coupé le nez. Je ne peux pas décrire ce que j'ai ressenti en lisant cela. C'est comme si tout mon monde s'était effondré.

Je pensais savoir des choses sur mon pays. Je pensais savoir ce qui se passait en Tchétchénie, par exemple. Je savais que les soldats russes combattaient les terroristes et protégeaient les civils. Le mot "nettoyage", qu'est-ce que c'est ? Je suis allée à la bibliothèque et j'ai demandé tous les articles de Novaïa Gazeta.

J'ai commencé à lire les articles d'Anna Politkovskaïa, puis d'autres. J'avais 14 ans, et j'étais en colère contre Novaïa Gazeta, parce qu'ils avaient complètement ruiné mon monde. C'est difficile de ne plus avoir de vérité commune avec les gens qui vous entourent. C'est alors que j'ai décidé de travailler là-bas. Et c'est ce que j'ai fait.

J'ai rejoint Novaïa en tant que stagiaire à l'âge de 17 ans. Anna Politkovskaïa est la première personne que j'ai vue en entrant dans le bâtiment. Elle était extrêmement belle et son bureau était juste à côté du mien. Elle travaillait toujours. Elle ne bavardait jamais, elle ne buvait pas de thé avec les autres. Elle travaillait, elle écrivait. En avril 2006, ils m'ont fait une place parmi leurs journalistes, et en octobre 2006, Anna Politkovskaïa a été tuée.

C'est le premier meurtre d'un de mes collègues que j'ai vécu, et c'est le plus dur. Je regrette chaque jour de ne pas l'avoir approchée et de ne pas l'avoir remerciée pour tout ce qu'elle a fait pour moi. Même si elle ne le savait pas, elle m'a donné une profession, elle m'a donné la vérité. D'une certaine manière, j'ai pensé que j'avais le temps. Je pensais que je deviendrais une bonne journaliste, que je l'approcherais et que je lui dirais. Mais on ne sait jamais de combien de temps on dispose. Alors désormais, j'essaie de remercier les gens tout de suite.

Vous avez travaillé pour Novaïa Gazeta durant de nombreuses années et vous venez de publier votre premier livre, qui est à la fois un mémoire et une compilation de plusieurs de ces histoires. Vous avez une relation douloureuse avec la Russie, n'est-ce pas ?

C'est un livre sur l'amour que j'ai pour la Russie. Un livre sur cet amour et sur la façon dont il a changé au cours de ma vie et dont il m'a changé. Pas toujours de la meilleure façon.

C'est aussi un livre qui raconte comment la Russie a sombré dans le fascisme et comment j'ai pu ne pas le remarquer, aveuglée par l'amour que j'ai pour mon pays. Cet amour m'a donné la force d'écrire sur des choses que je vois, de découvrir des choses que les gens essaient de cacher, et de parler avec des personnes avec lesquelles je ne parlerais pas d'habitude. Cet amour m'a également donné de l'espoir, et cet espoir m'a rendue aveugle à bien des égards. Ce n'est pas seulement mon histoire personnelle. C'est aussi l'histoire personnelle d'un grand nombre de personnes.

Il s'agit de reportages de Novaïa Gazeta, où j'ai écrit pendant 17 ans. On y trouve l'histoire d'enfants vivant dans un hôpital pour amputés, l'histoire d'un couple homosexuel dans un village du sud de la Russie, ou encore l'histoire d'une femme qui cherchait le corps de son mari assassiné dans le Donbass... J'y raconte aussi l'histoire d'un peuple indigène dans le Grand Nord russe, qui est en train de disparaître – il n'en reste que 700. Il y a tellement de voix. Pour moi, il est essentiel de les faire entendre, car je pense que comprendre ces personnes, leurs peurs, leurs espoirs, leurs rêves, leurs attentes, et la manière dont ces attentes ne sont pas satisfaites, est aussi important que de comprendre Poutine.

Vous avez dit que Vladimir Poutine est un symptôme, mais qu'il n'est pas vraiment le problème de fond de la Russie ?

Le fascisme existe en Russie, et le rôle de Poutine est énorme. Les graines ont germé profondément, et éliminer Poutine maintenant n'est pas une solution. Cela résoudrait beaucoup de choses, cela mettrait fin à la guerre en Ukraine, c'est certain, mais cela nous guérirait-il en tant que société ? Non. Je pense qu'il nous faudra beaucoup de temps et d'efforts pour comprendre comment nous sommes devenus ce que nous sommes devenus.

L'origine de cette situation réside selon moi dans la [dissolution de] l'Union soviétique, qui a été une libération pour tant de nations, mais aussi une tragédie pour tant de gens – en particulier dans les années 1990, qui ont été une période de pauvreté, de criminalité et d'énorme violence. Ce ressentiment, ce traumatisme, Poutine s'en empare et l'explique en disant : "C'est ce que nous avons perdu, mais la Russie peut redevenir grande. Nous pouvons restaurer notre grandeur et faire de la Russie non seulement un pays, mais un grand pays". Et, malheureusement, il a mis cela en œuvre dans notre pays et notre culture a rendu le fascisme possible.

Il y a tant d'autres facteurs, et j'espère en avoir évoqué quelques-uns. Mais c'est ce qui nous a conduits là où nous en sommes aujourd'hui. Il faudra un grand travail commun pour vaincre le fascisme. Cela ne se fera pas comme ça.

Pourquoi, selon vous, les Russes ne sont pas plus nombreux à s'élever contre la guerre en Ukraine et contre cette descente dans le totalitarisme ?

Il n'est pas facile de s'élever contre la guerre. Actuellement, nous avons deux articles dans le code pénal et administratif [qui définissent le partage] d'informations controversées comme un crime, passible d'une peine pouvant aller jusqu'à 15 ans de prison.

De nombreuses personnes sont aujourd'hui incarcérées pour avoir partagé des informations sur Boutcha, Irpin et Marioupol. Un autre article interdit de "discréditer l'armée russe" – pour cela, il n'est même pas nécessaire de partager des informations, il suffit d'exprimer une émotion négative, comme "Oh mon Dieu, je suis si triste, je déteste cette guerre".

Ils ont également interdit des mots comme "guerre", "occupation", "annexion" – parfois, il peut s'agir de "meurtre", de "viol", de "fascisme".

Mais les gens continuent de résister, et ils continueront à le faire. Environ 25 000 Russes ont été arrêtés depuis le début de l'invasion, alors qu'ils protestaient activement contre la guerre. Je connais beaucoup d'initiatives anti-guerre, comme le mouvement féministe anti-guerre et d'autres initiatives, mais leur travail n'est pas aussi public pour des raisons évidentes, parce que les peines d'emprisonnement en Russie sont énormes en ce moment.

Les sondages d'opinion utilisés par la propagande russe ne montrent pas [la réalité] parce que si quelqu'un vous aborde dans la rue et vous demande "Que pensez-vous de la guerre", que pouvez-vous dire alors que vous pouvez être puni pour avoir dit "Je suis contre la guerre" ?

Il existe cependant d'autres méthodes sociologiques sophistiquées [pour évaluer l'opinion]. Elles montrent qu'environ 15 % des gens soutiennent activement la guerre, que 15 % s'y opposent activement et qu'au milieu se trouve la majorité des Russes, environ 70 %, qui tolèrent essentiellement la guerre. Nous ne savons pas comment nous en sortir. Nous ne savons pas comment résister. Ils subissent toutes les conséquences de cette guerre. Nous ne voulons pas être dans cette situation. Mais ils ne sentent pas qu'ils peuvent faire quelque chose parce que l'impuissance est notre traumatisme national.

Pouvez-vous nous parler du rôle qu'a joué la télévision ? Et comment elle est devenue personnelle dans la relation avec votre mère ?

Le rôle de la télévision – et pas seulement de la télévision, mais de la propagande d'État – est énorme. C'est ce qui rend cette guerre possible. Notre propagande est sophistiquée. Elle est talentueuse et extrêmement bien financée. Les fonds consacrés à la propagande s'élèvent actuellement à environ 1,4 milliard de dollars. C'est énorme. Et il n'y a pas que la télévision. Ils ont un "dialogue d'organisation", dont le seul but est de produire de fausses [informations] sur cette guerre et de les diffuser sur les médias sociaux.

Ils ont des usines à trolls, même si [Evguéni] Prigojine (le défunt chef de Wagner qui a fondé l'Internet Research Agency, une célèbre usine à trolls russe) n'est plus là. Mais il n'en reste pas moins que la propagande est présente dans les écoles. Dans les écoles russes, les enfants sont obligés de suivre des cours où on leur apprend que cette "opération militaire spéciale" – car, nous ne pouvons pas utiliser le terme "guerre" – est nécessaire et que l'Ukraine n'est pas un vrai pays. Je pense que les personnes qui font cela, qui mutilent l'âme du peuple russe, devraient en répondre.

Ma mère regarde la télévision, comme tous les gens de sa génération, et cela l'empoisonne. Elle a une image complètement différente de ce qui se passe.

Je suis allée en Ukraine. Lorsque j'y étais pour y faire des reportages, elle m'appelait et m'expliquait ce que je voyais parce qu'elle l'avait vu à la télévision.

Je continue à lui parler et elle continue à me parler, parce que nous nous aimons. Et c'est difficile, parce que parfois elle dit : "Je ne peux pas en parler" et nous n'en parlons pas pendant un jour ou deux... Et c'est très difficile de s'écouter, de s'écouter vraiment. Parfois, je me dis : "Maman, je ne veux pas parler à la télé. Je veux parler avec toi. Ne répète pas ces choses. C'est très difficile, mais c'est ce que nous allons faire parce que nous nous aimons. Je ne veux absolument pas abandonner ma mère à Poutine. Il ne pourra pas me la prendre. 

Récemment, elle a dit qu'elle ne comprenait plus le but de cette guerre. Elle dit que cette guerre n'a pas de sens, mais que la Russie doit gagner parce que nous l'avons commencée et qu'il n'y a qu'une seule façon de s'en sortir : gagner. Je pense tout le contraire : la seule façon pour la Russie d'avoir un avenir est de perdre la guerre, car si nous la gagnons – Dieu nous en préserve – combien de personnes seront tuées en attendant ?

Les Nations unies viennent de publier leur premier rapport sur la situation des droits de l'homme en Russie. Ce rapport corrobore-t-il vos propres conclusions ?

Tout à fait. Et ce que j'apprécie vraiment dans ce rapport, c'est qu'il montre que la dégradation des droits de l'homme a une longue histoire, qu'elle ne s'est pas produite [avec l'invasion de l'Ukraine] le 24 février 2022. Cela a commencé il y a longtemps, la répression s'intensifiait déjà, et les violations des droits de l'homme augmentaient lentement. Mais il semble que le monde l'ait ignoré pendant longtemps, parce que tout le monde voulait avoir des relations commerciales normales avec la Russie – et quand je dis avec la Russie, je veux dire avec Poutine. Et voilà où nous en sommes.

J'apprécie vraiment le travail accompli par Mariana Katzarova [en tant que rapporteuse spéciale des Nations unies sur les droits de l'homme dans la Fédération de Russie]. Bien que l'État russe ait refusé de reconnaître son mandat et de la laisser entrer dans le pays, elle a accompli un travail formidable. Je suis très heureuse que le mandat spécial ait été renouvelé et que le prochain rapport spécial suive. Il est extrêmement important que les personnes vivant à l'extérieur de la Russie sachent ce qui se passe à l'intérieur du pays, parce qu'il ne s'agit pas seulement d'une question de droits de l'homme. C'est une question de sécurité mondiale.

Craignez-vous toujours pour votre vie 

Je ne peux pas dire que je crains pour ma vie. Je considère les risques... On sait toujours que de tels risques existent, et on apprend simplement à vivre avec.

Que ferez-vous maintenant ? Vous ne pouvez pas retourner en Russie.

Non, je ne peux pas. Et c'est très difficile pour moi parce que je veux vraiment être dans mon pays, être avec mon peuple. Là-bas, les choses ont empiré...  Je veux être là-bas et arranger les choses autant que possible.

Les Russes peuvent-ils lire votre livre ?

Oui, nous avons dû inventer tout un système pour cela. Lorsque j'ai écrit le livre, j'ai contacté quelques maisons d'édition et elles m'ont dit qu'elles l'avaient lu, qu'elles l'aimaient beaucoup, [mais] qu'il était hors de question de le publier parce qu'il enfreignait trois articles du code pénal et que cela signifiait prendre le risque d'aller en prison en le publiant.

Meduza, où je travaille actuellement, a créé sa propre maison d'édition et s'est inspirée du modèle soviétique de diffusion d'informations interdites : samizdat (distribution clandestine d'informations interdites par l'État) et tamizdat (littérature passée en contrebande à l'étranger en vue de sa publication).

Il s'agit de tamizdat dans la mesure où le livre est publié en russe à l'étranger et pour des Russes [qui] sont en mesure de le faire entrer clandestinement en Russie.

Mais nous [utilisons également le modèle du] samizdat : le livre sera diffusé en version électronique, gratuitement, dans l'application Meduza, qui dispose de cinq moyens pour éviter la censure par l'État russe. Meduza a convenu qu'elle ne s'opposerait pas à ce que des personnes en Russie l'impriment et en fassent un livre. Les samizdat étaient des livres faits à la main. C'est très étrange que nous devions utiliser une pratique soviétique aussi ancienne.

Ce livre est intéressant non seulement pour les Russes, mais aussi pour les personnes curieuses de savoir à quoi ressemble la vie quotidienne sous le fascisme, parce qu'en ce moment, le monde prend un tournant autoritaire et que de nombreux pays et de nombreuses cultures sont en danger.

Ce que j'ai appris ces dernières années, c'est que personne n'est à l'abri du fascisme.

Et si je pouvais envoyer un message au passé, ce serait de rester inquiet, d'être hystérique s'il le faut, de se battre pour son pays, parce qu'on peut le perdre. Et je veux que mes lecteurs soient très inquiets.