
Elle ne pleure pas. Elle ne parle pas. Ibtesam Darwish semble assommée. "Je n’étais pas seulement leur mère, j’étais leur amie. Nous étions très proches". Assise dans la cour de ses voisins à Qabatiya, en Cisjordanie occupée, elle attend les dépouilles de ses fils. Rami, 22 ans, Ahamed, 24 ans, Hazaa, 27 ans et Alaa, 29 ans, ont été tués avec deux autres personnes à 6 h, dimanche 7 janvier, par une frappe israélienne alors qu’ils étaient à l’entrée de Jénine, près du rond-point des Martyrs. Une septième personne a succombé à ses blessures, plus tard dans la journée.

L’armée israélienne a affirmé "qu'elle avait attaqué des terroristes qui lançaient des explosifs sur les troupes et qu'un hélicoptère avait tiré sur des zones suspectes alors qu'il aidait à secourir les blessés" selon Times of Israël. Une version contredite par des témoins oculaires qui affirment que les jeunes, non armés, étaient assis et essayaient de se réchauffer près d’un feu quand la frappe a eu lieu. Selon eux, les troupes se retiraient après une nuit de violents affrontements avec les Brigades de Jénine, et la mort d'’un soldat.
The Israeli army killed last night 6 Palestinian civilians in Jenin including 4 brothers. The attached is the photo of the 4 brothers and a video of the shock on the face of their mother. pic.twitter.com/kdZmMJZAb8
— Mustafa Barghouti @Mustafa_Barghouti (@MustafaBarghou1) January 7, 2024Informée par les réseaux sociaux
Ibtesam savait que ses fils n’étaient pas à la maison. Ils voulaient regarder le raid de l'armée israélienne dans le camp de réfugiés de Jénine. "Au petit matin, j’ai vu qu’il y avait eu une attaque de drone et que quatre personnes de la même famille avaient été tuées", raconte-t-elle tout doucement. "Je les ai immédiatement appelés mais personne n’a répondu. Je leur ai laissé un message pour leur demander de me rappeler immédiatement. J’ai appris qu’ils étaient morts par les réseaux sociaux".
La mère de famille s’est immédiatement rendue à l’hôpital local. Dans une vidéo postée sur X, on l’entend demander en entrant dans une salle : "Ils sont tous partis ? Il n’y a plus personne ?". Épaulée par l'un de ses enfants, on la voit découvrir sous une couverture de survie le corps déchiqueté de l’un de ses fils. Vision d’horreur. Elle laisse échapper un cri étouffé.

Quelques heures ont passé et le moment est aux adieux. Dans la cour de la maison de Qabatiya, la foule se fait de plus en plus nombreuse. Des dizaines de femmes attendent en silence. Les hommes sont à l’extérieur. Le balai des voitures est incessant. Des habitants de Qabatiya et de Jénine arrivent par vague pour assister aux funérailles ou adresser leurs condoléances à Ibtesam. Le père de famille, travailleur en Jordanie, n’est pas là. Dans la religion musulmane, l’enterrement doit avoir lieu dans les 24 heures. Avant le coucher du soleil si le décès a eu lieu le matin, le lendemain matin s’il est survenu le soir.
Sous un soleil de plus en plus brûlant, l’atmosphère est suffocante. Seuls les cliquetis des appareils des photographes se font entendre. La mère de neuf enfants, sept garçons et deux filles, explique que la mort fait partie du quotidien en Cisjordanie occupée. "C’est la vie des Palestiniens. On sort le matin et ne sait pas si on va rentrer le soir", dit-elle tout simplement. "Il me reste trois fils. S’ils les tuent, nous en ferons d’autres. Nous continuerons à résister".
Soudain, des coups de feu viennent briser le silence. Le cortège funéraire se rapproche. Des voix d’hommes s’élèvent. Elles prononcent le Takbir. "Allahou akbar ! [Dieu est le plus grand, NDLR]". "Lâ Ilâha Illa Allah ! [Il n'y a pas de dieu à part Allah]. Les tirs se font plus nombreux. Plus rapprochés. Assourdissants. Des centaines d’hommes arrivent dans la cour. Ils portent quatre civières. Les dépouilles de Hazaa, Rami, Ahamed et Alaa sont enveloppées dans le drapeau vert du Hamas. Un keffieh palestinien recouvre leurs têtes. Un à un, ils sont posés sur le sol. Tirs en rafales pour commémorer les morts. Une foule compacte s’agglutine autour des "martyrs". Un terme omniprésent qui désigne les Palestiniens tués par les soldats israéliens, qu’ils soient combattants ou non.

Tirs en rafales. Encore et encore. Des M16 et d'autres fusils d’assaut. Des hommes vêtus de noir, le visage dissimulé sous des cagoules intégrales. Des combattants des diverses brigades du camp de réfugié de Jénine sont là. De nombreux drapeaux flottent parmi la foule. Parfois agités par de très jeunes enfants. Blanc pour les Brigades de Jénine, vert pour le Hamas, jaune pour le parti Fatah. Sans oublier le drapeau palestinien.
Le temps semble suspendu. Les prières se poursuivent. Les coups de feu aussi. Les quatre dépouilles sont soulevées à nouveau par les hommes. Un râle de douleur. Ibtesam regarde le cortège s’éloigner avec ses fils. Elle n’ira pas au cimetière. Dans la religion musulmane, les femmes n’assistent pas à la mise en terre. Celles qui étaient venues la soutenir dans cette épreuve l’entourent de plus belle. Elles pleurent. Pas elle. Elle a pu dire au revoir à ses enfants.
La rétention de dépouilles, "une punition collective"

Jamal Zubeidi, lui, n’a pas eu cette chance. Son fils Mohammed, "Hammoudi", comme il le surnomme, n’a pas été enterré. Pas encore. Il a été tué le 29 novembre lors d’un raid de l’armée israélienne dans le camp de Jénine. Considéré comme un haut responsable du Jihad islamique palestinien par le Shin Bet, les services du renseignement israéliens, la dépouille de l’homme de 27 ans a été emportée par les soldats. Selon le Shin Bet, en mai 2023, Mohammed Zubeidi avait participé à la planification d’une attaque terroriste qui avait fait un mort près de la colonie de Hermesh et une autre en juin au cours de laquelle un civil et quatre soldats avaient été blessés.
Retenir les dépouilles des Palestiniens suspectés ou ayant commis des attentats est une pratique de longue date en Israël. "Les corps des terroristes sont détenus conformément aux directives des autorités politiques" explique l’un des porte-parole de l’armée sollicité par France 24.
"Il y a 20 ans, c'était une sorte de politique non déclarée mais maintenant c'est officiel. Nous représentons plusieurs familles qui sont dans l'attente", précise Jessica Montell, directrice de l’ONG israélienne de défense des droits de l’Homme HaMoked.
En 2019, cette pratique a été officiellement autorisée par la Cour suprême israélienne. Également fréquemment utilisée par le Hamas ou le Hezbollah libanais pour les dépouilles des soldats israéliens, c’est "une monnaie d’échange dans de futures négociations", ajoute Dror Sadot, porte-parole de B’Tselem, le centre d’information israélien sur les droits de l’Homme dans les Territoires occupés. "Il y a eu des périodes où cette politique était utilisée et d’autres non. Le nombre de corps concerné est aussi très vague".
Entre 1991 et 2008, Israël a conclu des accords pour échanger 405 corps contre ceux de soldats décédés, selon les données collectées par l’ONG israélienne. "La campagne nationale de récupération des corps des martyrs" lancée par le Centre d’aide juridique de Jérusalem (JLAC), estime elle que 450 dépouilles sont conservées dans des cimetières et des morgues israéliennes, dont 47 depuis le 7 octobre. D'après leurs données, 2023 serait une année record avec 101 corps retenus dont 22 ont été restitués. La bande de Gaza n'est pas incluse dans ces chiffres, faute d'accès.
Pour B’Tselem comme pour HaMoked, la rétention de corps palestiniens peut aussi être considérée comme une forme de "sanction collective". "C’est une punition pour nous faire souffrir encore plus", confirme Jamal Zubeidi dans le camp de réfugiés de Jénine marqué par les stigmates de la nuit. "Ils pensent que ça dissuadera les combattants".

L'espoir d'un échange
Refuser aux familles le droit d’enterrer leurs proches provoque une douleur indescriptible. Qu’ils soient palestiniens ou israéliens. Les rites funéraires, qu’ils soient religieux ou non, permettent de faire son deuil. Sans sépulture cela devient impossible.

"Sa tombe a été creusée. Elle l’attend", raconte le père de neuf enfants dont deux fils ont été tués par l’armée israélienne et un autre est actuellement en détention administrative. "Je veux l’enterrer, lui rendre visite. Je n’ai pas de corps. Pas de preuve. Comment voulez-vous que j’accepte qu’il soit mort ? J’espère qu’il ne l’est pas. Nous avons besoin de le voir pour le croire".
Jamal a l’espoir qu’il pourra récupérer la dépouille de Mohammed grâce à un éventuel nouvel échange entre le Hamas et le gouvernement israélien. Les négociations pour libérer les otages retenus dans la bande de Gaza depuis le 7 octobre pourrait permettre de voir des détenus palestiniens libérés mais aussi des dépouilles rendues, de chaque côté. "Dans le cas contraire, ça sera difficile", reconnaît-il.
La tristesse du sexagénaire, lui-même passé par les prisons israéliennes, se lit sur son visage. La fatigue aussi. "Nous sommes comme toutes les familles, nous avons peur tout le temps pour nos enfants. Nous sommes tristes parce qu’il est mort mais nous sommes fiers qu’il soit mort en martyr. La liberté doit être payée par le prix du sang".