Chaque matin c’est le même rituel à la Dragon American School, école bilingue de la banlieue madrilène. Avant d’entrer en classe, Carolina place son téléphone dans une pochette fermée, sous l’œil attentif du directeur. "Je l’oublie, je le mets dans mon sac et je ne peux plus y toucher", raconte l’élève de 17 ans en souriant. Dans l’établissement, le smartphone est banni depuis trois ans. Les 220 élèves, âgés de 12 à 18 ans, ont interdiction de l’utiliser en cours ou pendant la pause.
À 12 h 30, Darcy Cadman, professeure d’anglais, entame son troisième cours de la journée. Dans la classe, pas de portable. L’objectif est de ne pas perturber l’apprentissage, et les résultats sont significatifs. "En rangeant le téléphone dans une pochette, on gagne ces dix minutes qu’on met parfois pour obtenir l’attention des élèves, explique Darcy Cadman. C’est vraiment agréable, car lorsqu’on arrive en classe, ils sont déjà assis et attendent que le cours commence."
Aujourd’hui, les élèves doivent faire des présentations à l’oral. Chaque groupe a choisi un thème et présentera son travail au reste de la classe. Darcy Cadman passe entre les élèves pour les aiguiller selon leurs difficultés. "Je vois bien qu’ils sont plus attentifs, qu’ils font plus attention aux uns et aux autres. Ils sont aussi plus actifs en classe", déclare-t-elle avec satisfaction.
Une école pionnière dans l’interdiction du téléphone
Pendant la récréation, les élèves ont aussi appris à se passer d’écran. Alors que certains discutent en mangeant un encas à la cafétéria, d’autres jouent aux cartes en rigolant ou lisent un livre en silence. Dehors, alors que le givre du mois de décembre a recouvert le terrain de basket, les plus courageux ont bravé le froid et jouent au baby-foot.
Laia discute avec deux amis sur un canapé. Lorsque la question du téléphone revient sur la table, elle sourit. "C’est vrai qu’au début j’ai eu un peu de mal à m’y faire. Je ne l’avais pas et je me demandais ce que je ferais s’il y avait une urgence par exemple, se souvient la jeune fille. Mais maintenant je m’y suis habituée... C’est plus facile et je n’y pense plus."
L’American Dragon School est pionnière dans l’interdiction du téléphone en Espagne. Une fierté mais aussi un acte nécessaire pour le directeur de l’établissement, Helder Marques. "C’était logique pour moi de mettre ce fonctionnement en place. On cherche les meilleures initiatives pour nos élèves, pour qu’ils apprennent davantage et pour qu’ils soient plus à l’écoute les uns des autres et de leurs professeurs. Pour faciliter un meilleur apprentissage", explique-t-il.
Mais interdire l’utilisation du téléphone n’est pas si facile. En Espagne, à leur entrée au collège, la coutume veut que les enfants reçoivent leur premier smartphone. Pour éviter de céder à la pression sociale, des parents se sont mobilisés. À Barcelone, un mouvement spontané, baptisé "Adolescence sans portable", a même vu le jour pour dénoncer les dangers des écrans chez les plus jeunes.
Ce jeudi 14 décembre, un débat réunit pour la première fois des parents, des professionnels de santé et des professeurs dans le quartier barcelonais de Poblenou. C’est ici que le mouvement a été créé en septembre dernier. Chacun leur tour, les participants échangent sur leurs inquiétudes vis-à-vis du téléphone, utilisé toujours plus tôt. Ces parents avancent groupés pour se sentir plus forts. Ils ont d’ailleurs reçu le soutien de plusieurs organisations officielles comme l’Agence espagnole de protection des données et l’Ordre des médecins madrilènes.
Faire pression sur les politiques
Le téléphone portable n’est pas qu’un objet. La plupart du temps, les parents se sentent démunis face à la progression de l’utilisation des réseaux sociaux et d’Internet chez les plus jeunes, qu’ils jugent inquiétante. Le groupe Telegram du mouvement "Adolescence sans portable" compte aujourd’hui plus de 10 000 membres, et des déclinaisons locales sont nées dans presque toutes les régions d’Espagne.
Tamara Fernandez fait partie de l’initiative. Porte-parole du mouvement, cette psychologue explique que les dangers sont réels : "Les enfants font face à des images qui ne sont pas adaptées à leur âge. Aujourd’hui, les contenus violents ou pornographiques sont très faciles d’accès et c’est normal que cela effraie les parents."
En peu de temps, le mouvement a pris une ampleur nationale. Désormais, des milliers de parents sont unis derrière une même cause : l’interdiction totale du téléphone au lycée. Tamara Fernandez voit d’un très bon œil la mobilisation. "On ne s’attendait pas à ce que ça ait une telle répercussion. Ça a été très bien reçu dans toute l’Espagne. On espère que l’initiative prendra de plus en plus d’ampleur et qu’on aura plus de monde avec nous pour faire pression sur les politiques et pour qu’ils prennent une décision."
La mesure a déjà fait réfléchir le gouvernement. Le 13 décembre 2023, la ministre de l’Éducation, Pilar Alegría, a proposé aux communautés autonomes d’interdire le téléphone en primaire et de restreindre son utilisation au secondaire, en fonction de chaque établissement. Cette proposition, qui comprendra un processus de consultation d'experts, a été bien accueillie par les autorités éducatives régionales. La ministre a déclaré qu’elle avait l’intention de porter le débat devant le Conseil scolaire de l’État, qui comprend des représentants des enseignants, des familles et des élèves. L’objectif est de discuter avec les communautés autonomes et trouver une solution pour le début de l’année 2024.