Du jamais vu depuis les premiers jours de la guerre en Ukraine. Le pays est sous un feu nourri de l'armée russe depuis plusieurs jours, cible d’une série de bombardements qui ont touché plusieurs grandes villes ukrainiennes – dont la capitale Kiev, où une attaque par les airs a fait au moins 32 morts pour la seule journée du 29 décembre. Ce pilonnage meurtrier est aussi d’une ampleur inédite : Moscou a lancé au total près de 300 missiles et plus de 200 drones explosifs Shahed contre l’Ukraine en moins d’une semaine, selon le président ukrainien, Volodymyr Zelensky.
"En entrant dans la phase hivernale, Vladimir Poutine reprend sa stratégie qu'il avait mise en place l'an dernier à la même période : toucher essentiellement l'activité des Ukrainiens, leur vie quotidienne, atteindre leur moral et sans doute essayer de frapper quelques cibles plus stratégiques – de production d'énergie ou d'armement", explique le général Jean-Paul Palomeros, ancien chef d'état-major de l'armée de l'air et ancien commandant suprême des forces alliées de l'Otan.
La Russie n’en est, en effet, pas à son premier coup d’essai : lors de l’hiver 2022, Moscou avait déjà ciblé certaines villes ukrainiennes ainsi que des installations électriques pour miner le moral de la population. Mais les bombardements de ces derniers jours sont différents à plusieurs titres, à commencer par la méthode employée par Moscou. "Ces bombardements sont plus massifs, mieux coordonnés et plus efficaces", précise le général Jean-Paul Palomeros. "Les Russes sont capables de mieux concentrer leurs feux, ce qui est d'autant plus dangereux pour les Ukrainiens."
"Effort de guerre" de l’industrie russe
L’un des principaux objectifs militaires russes est de tester la résistance de la défense aérienne ukrainienne, très sollicitée ces derniers jours. Pour l’attaque du 29 décembre, l’état-major ukrainien a affirmé avoir abattu 88 missiles et 27 drones sur les 160 engins tirés par la Russie. Pour l’attaque du 2 janvier, le commandant en chef de l'armée ukrainienne, Valery Zaloujny, a déclaré que 72 missiles ont été abattus sur les "99 de divers types".
"La Russie a un objectif de saturation des forces de défense aériennes ukrainiennes", explique le général Palomeros. Et pour passer entre les mailles du filet, Moscou a recours à une diversité de projectiles – des drones, des missiles de croisière modernes et d'autres plus anciens, des missiles balistiques… – qui peuvent changer de trajectoire et de vitesse de manière aléatoire et peuvent entrer en Ukraine simultanément, bien que tirés à des moments différents, comme l’explique le journal Le Monde.
"Le but actuel de Moscou est de pouvoir tirer le maximum de missiles à la fois depuis des plateformes aériennes et des plateformes terrestres pour saturer l'espace aérien", précise l’ancien chef d’état-major de l’armée de l’air.
À cela s’ajoute le fait que la Russie est passée en économie de guerre et qu’elle compte poursuivre sur cette lancée pour l’année qui vient de commencer : Vladimir Poutine a approuvé, fin novembre, le budget 2024 de l’État russe prévoyant une hausse des dépenses militaires de 70 % par rapport à 2023. Cela va représenter 111 milliards d’euros, soit un tiers du budget total de la Russie et trois fois plus qu’en 2021, avant la guerre en Ukraine.
Dans cette perspective, la campagne de bombardements russes en cours est aussi différente de celle de l’année dernière puisqu'entre temps la Russie "a fait monter en puissance son industrie d’armement", comme l’explique le général Palomeros : "Moscou a suffisamment de main d’œuvre et de matières premières pour s’inscrire dans une guerre longue. Et il semble bien que l’effort de guerre demandé à l’industrie russe est en train de payer, puisque cette dernière est capable de continuer à produire des missiles – même s’ils ne sont pas tous de dernière génération – pour mener la campagne militaire en Ukraine."
Le haut-gradé estime que la Russie dispose à l’heure actuelle "d’au moins quelques centaines de missiles au minimum". Et Moscou a aussi des alliés pour sa production militaire, notamment l’Iran avec ses drones Shahed – même si Téhéran s’est toujours défendu d’avoir fourni du matériel de guerre à Moscou. La Russie construirait d’ailleurs une usine de drones iraniens sur son sol devant être finalisée en ce début d’année, selon les renseignements américains.
Pyongyang est aussi un soutien militaire de la Russie : la Corée du Nord "a récemment fourni à la Russie des systèmes de lancement de missiles balistiques et plusieurs missiles balistiques" ayant servi aux bombardements en Ukraine, a affirmé jeudi 4 janvier le porte-parole du Conseil de sécurité nationale américain, John Kirby.
"Ce serait un mauvais calcul de compter sur un épuisement des Russes"
Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, s’attendait depuis le mois de novembre à ce que la défense antiaérienne soit mise à rude épreuve. "Nous devons être préparés à ce que l’ennemi puisse augmenter le nombre de ses frappes de drones et de missiles", disait-il dans un message vidéo.
Le bouclier aérien ukrainien est monté en puissance grâce aux livraisons alliées du système américain Patriot – notamment capables d'abattre les missiles hypersoniques russes Kinjal – et de son équivalent franco-italien SAMP/T - Mamba 1 – qui permet de se défendre contre des menaces aériennes conventionnelles comme des avions ou des missiles de croisière.
Avec les bombardements actuels, Moscou cherche à engager une course contre la montre en espérant que "l'Ukraine sera à court d'intercepteurs avant que la Russie ne soit à court de missiles et de drones", relève dans une note Mick Ryan, général australien à la retraite et chercheur associé au CSIS (Center for strategic and international studies).
Et le compte à rebours semble lancé. Un général ukrainien a averti, jeudi 4 janvier, que la défense antiaérienne mobile de l’Ukraine ne pourra plus repousser que "quelques" attaques avant de manquer de munitions. "Les munitions (...) sont suffisantes pour résister aux prochaines puissantes attaques", a souligné auprès de l’AFP le général Serguiï Naïev, le commandant des forces conjointes ukrainiennes. "Mais à moyen et long terme, nous avons bien sûr besoin de l'aide des pays occidentaux pour reconstituer le stock de missiles".
Pour le général Palomeros, la stratégie russe des bombardements intenses "peut durer encore quelques semaines, voire plus" en fonction des stocks de missiles dont dispose Moscou. "Mais ce serait un mauvais calcul de compter sur un épuisement des Russes", précise-t-il.
Les alliés de Kiev semblent avoir pleinement conscience de la situation. Des pays membres de l’Otan et des ambassadeurs de l’Ukraine vont se réunir mercredi prochain à Bruxelles pour discuter de la défense aérienne ukrainienne… et probablement des moyens pour la renforcer.