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En Turquie, les Kurdes rêvent de vivre "dans un pays sans discriminations"

De notre envoyée spéciale en Turquie – À l’approche des élections du 14 mai, les regards se tournent vers le vote des 15 à 20 millions de Kurdes qui composent la population turque. Le choix de ces électeurs, présentés comme des faiseurs de roi, sera déterminant dans le scrutin présidentiel qui oppose Recep Tayyip Erdogan à Kemal Kilicdaroglu.

"Je suis kurde et alévi. Je suis discriminé à cause de cette double identité." Il est là, debout devant une tente improvisée en plastique bleu. Les yeux dans le vague. Emre a 23 ans. Il est né et a grandi à Pazarcik, une ville à majorité kurde et alévie dans la province de Kahramanmaras. Sa famille a tout perdu la nuit du 6 février lorsque la terre a tremblé dans le sud-est de la Turquie.

En Turquie, les Kurdes rêvent de vivre "dans un pays sans discriminations"

"J’ai vu beaucoup de gens mourir car dans les deux ou trois premiers jours, nous n’avons reçu aucune aide, raconte le jeune homme. Cette rue est kurde et alévie. Bien qu’il y ait des maisons détruites, nous n’avons pas reçu la même assistance que dans les autres rues où il y avait pourtant moins de dégâts."

Dans la voix d’Emre, une colère sourde. Kurdes, alevis [une minorité pratiquant un islam hétérodoxe, NDLR], Turcs... Pour lui, la discrimination ne fait aucun doute. "Il y a un siècle, les Blancs et les Noirs vivaient séparément aux États-Unis, dit-il en évoquant la ségrégation raciale mise en place après l’abolition de l’esclavage. Ils avaient même des toilettes différentes. Aujourd’hui, ils ont réussi à dépasser tout cela. Mais ici, rien ne change, ça continue."

L’étudiant, qui  aspirait à  devenir aide-soignant  en gériatrie, n’a plus de rêve .   La boulangerie où il travaillait pour arrondir ses fins de mois  a  été détruite . Sa priorité est désormais de survivre.  Et de voter .  "Je vais voter même si je dois aller dans une autre ville  pour le faire , assure  Emre . Tout le pays va voter parce que ce gouvernement doit changer. Nous avons été muselés, notre liberté d’expression est limitée.  Je n’ai pas peur de parler parce que je n’ai plus rien à perdre. Il ne me reste que ma famille. Les autres ont peur de finir menottés et emprisonnés."

En Turquie, les Kurdes rêvent de vivre "dans un pays sans discriminations"

Ayse  Varose   refuse elle  aussi cette omerta. "Bien sûr que je vais voter   !", dit-elle dans un grand éclat de rire. "Je vais voter pour le peuple kurde, pour la révolution." La  K urde alévie  de 75   ans  s’agite  en détaillant  les discriminations  qu’elle a  subies . " J’ai des fissures partout dans ma maison, regardez   !  La nuit, nous dormons sous la tente car nous avons peur. Je n’ai pas reçu la moindre aide financière", précise la vieille femme au  visage en partie paralysé par un AVC.

Aux élections du 14 mai, Ayse votera pour le  P arti démocratique des peuples (HDP), qui se présente aux législatives sous le nom de  Yeşil  Sol Parti (YSP), le Parti de la gauche verte. "Même s’ils n’ont pas de candidat alévi, je vais voter pour le HDP parce qu’ils sont des nôtres. Pour la présidentielle, ça sera  Kilic daroglu . Il est alévi, il est des nôtres."

"Les gens ont peur de parler kurde et de montrer leur identité"

Convoité, le  vote  kurde  représente 15 à 20   millions de personnes. De quoi changer la donne  pour  une  opposition   qui rêve de mettre un terme à 20   ans de pouvoir de Recep  Tayyip  Erdogan.  Car contrairement à 2018, le HDP a choisi de ne pas présenter de candidat  et d’appeler à voter pour le candidat d’opposition Kemal  Kilic daroglu  (CHP) .  Le parti  prokurde  est ainsi présenté comme le faiseur de roi du 14 mai.

"Les Kurdes avaient beaucoup d’attentes sous la présidence d’Erdogan. Au début des années 2000, un processus de négociations a été entamé car pour se porter candidate à l’Union européenne, la Turquie a dû faire des changements, explique Cuma  Çi ç ek , chercheur associé à l’ Institut français d'études anatoliennes  ( Ifea) à Istanbul. Le Premier ministre Erdogan a lancé de nombreuses réformes sur l’identité et la langue kurdes entre 2007 et 2015. Un programme d’enseignement a même été lancé à l’université. Ça a suscité beaucoup d’espoir chez les Kurdes pour leurs droits et le respect de leur culture. Ensuite, l’AKP a fait des alliances politiques avec des nationalistes et la question  k urde est devenue sécuritaire et terroriste."

Une histoire de lutte et de persécutions.  De l’ E mpire ottoman jusqu’à l’avènement de la République  laïque ,  l ’ histoire  des Kurdes   a été ponctuée de révoltes et d e  violentes  répressions .   En 1923,  Mustafa  Kemal Atatürk douche  l’espoir de voir  naître  un  É tat kurde autonome  comme le prévoyait le traité de Sèvres  après  la défaite de la Turquie  à l'issue de   la Première  G uerre mondiale.  La langue kurde est interdite , les Kurdes  désignés comme des "Turcs montagnards" . Ils  sont priés de s’assimiler .

Pendant  de nombreuses décennies , le simple fait de parler kurde ou d’affirmer son identité a  été considéré comme un délit.  Si cette époque est  aujourd’hui  révolue, elle a laissé place à un sentiment de défiance . Pour  les minorités kurdes  des grandes villes ,  aff irmer  son  identité  est  loin d’être un long fleuve tranquille .

En Turquie, les Kurdes rêvent de vivre "dans un pays sans discriminations"

"Quand on me demande d’où je viens et que je dis  que  je suis  k urde, on me regarde différemment . Les visages se ferment, ça devient un problème " ,  raconte  Dilber , originaire de Mardin,  dans le sud-est de la Turquie .  Installée à  Adana,  à 30   km de la côte méditerranéenne , la jeune femme de 37   ans est  de passage à  Istanbul.   Cette  défiance, l’assistante dentaire ne l'accepte pas.  "Bien sûr que ça fait mal. Je ne me sens pas libre. Je veux vivre dans un pays sans discrimination. Je veux être une femme kurde libre. "

Dilber   n'aime pas Istanbul.  "À  Adana, je me sens mieux car je parle ma langue, je suis avec les miens.  L es Kurdes  y  sont très mobilisés politiquement . Je ne peux pas en dire autant ici  où nous  sommes une minorité.  Le s  gens  ont peur de parler  kurde  et de montrer leur identité. "

L’espoir de relancer le processus de paix

Si  Dilber   attend "beaucoup de ces élections", ce n’est pas le cas de  Halit   C i çek .   "Arrêté et torturé à plusieurs reprises", le Kurde originaire de Mardin a posé ses valises à Istanbul il y a plus de 40   ans. Installé dans un café du quartier kurde de  Tarlabasi , c'est sans enthousiasme qu’il évoque l’échéance électorale.

En Turquie, les Kurdes rêvent de vivre "dans un pays sans discriminations"

"Nous avons notre propre parti, le HDP, mais nous devons donner nos voix au CHP.  Nous ne sommes pas enchantés par cette perspective.  Mais, m ême si nous avions un candidat, il devrait se définir en tant que Turc car il ne serait pas accepté autrement " , regrette l’homme au regard bleu profond  en  faisant tourner   une télécommande  dans sa main .

Halit   évoque  lui  le sentiment d’être un paria .  "Parce que nous sommes kurdes, nous n’avons pas de garanties dans la vie.  Nous sommes 40   millions et nous ne sommes toujours pas acceptés. Pensez-vous que nous sommes des terroristes en France   ? La Turquie, elle, le pense , explique-t-il sur un ton monocorde .  Nous voulons être libres. Nous ne voulons plus être discriminés, nous voulons que notre langue soit enseignée, nous ne voulons pas être vus comme une minorité. Nous faisons partie intégrante de ce pays. "

Kemal  Kilic daroglu   peut-il   raviver  l’espoir   ?   Pour  Cuma Ç içek , cela permettrait de  relancer  un dialogue  au point mort depuis de  nombreuse s années.   " Même si  K ilic daroglu   ne pr ésente  rien de notable sur la question kurde , il  propo se  néanmoins  d’élargir l’espace politique  et  les droits ,  précis e  le chercheur .   En cas   de victoire, l ’alliance aura besoin du HDP pour avoir une majorité au Parlement  afin de   changer la loi et le système politiqu e.  Ces discussions pourront  ouvrir un espace pour évoquer le processus de paix et les droits fondamentaux. "

En Turquie, les Kurdes rêvent de vivre "dans un pays sans discriminations"

Une analyse partagée par Ferhat  Encü ,  coprésident du bureau du HDP à Istanbul .  " Après les élections, les gens qui votent pour nous attendent plus d’égalité et la fin des discriminations.  Nous travaillons pour que la langue kurde devienne une langue officielle, explique -t-il.  Nous voulons un pays plus démocratique, avec de nouvelles lois. Nous voulons la libération de nos prisonniers. "

Reste  la perspective  d’une nouvelle victoire du   président Erdogan .  Un sc é nario que d’aucuns  appréhendent .  "Depuis des siècles, malgré l’assimilation, l’oppression, nous avons survécu.  J e peux être arrêté ou tué mais ma seule crainte s’il gagne, c’est que l’on perde les bases de la démocratie,  ajoute Ferhat  Encü . Nous redoutons qu’il n’y ait plus d’espoir de paix.  Il en va de l’avenir de la Turquie."