
Gourou du développement personnel en Russie, Elena Blinovskaïa est accusée de devoir au fisc près d’un milliard de roubles (11,4 millions d’euros). Son arrestation très médiatique la semaine dernière n’est pas qu’un simple fait divers, elle révèle la volonté de l’État de renforcer son contrôle sur Internet et ses influenceurs.
Janvier 2022. La journaliste Ksenia Sobtchak publie sur sa très populaire chaîne YouTube un entretien avec Elena Blinovskaïa, devenue ces dernières années un phénomène. La vidéo a été tournée dans la région montagneuse de l'Altaï où la vedette est venue "ressentir l'énergie". Emmitouflée dans un plaid au coin du feu, l'instagrameuse aux 5,3 millions d'abonnés raconte son succès avec un ego stratosphérique qui déchaîne les internautes.
Son parcours fait rêver de nombreuses femmes russes, en particulier loin des grandes villes : née dans une région sinistrée, Elena Blinovskaïa vendait des robes de mariage à Iaroslavl, au nord de Moscou, avant de faire sa mue sur Internet. Cette mère de quatre enfants se fait connaître grâce à des webinaires portant sur la maternité, puis trouve sa voie dans un secteur florissant en Russie : le développement personnel, tendance charlatanisme. Entre vacances familiales à Paris, conférences à guichets fermés et sessions photo glamour, son compte Instagram est une célébration de son épanouissement.
Médiatique perquisition
Au cours de cet entretien lunaire avec Ksenia Sobtchak, qui illustre le degré de déconnexion d'une grande partie de société russe un mois avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, Elena Blinovskaïa multiplie les digressions ésotériques pour dévier toute question embarrassante. Et assure sans ciller qu'elle paie tous les impôts sur sa fortune. L'extrait a ressurgi d'Internet lorsque le 27 avril, la richissime quadra a été arrêtée à la frontière biélorusse à bord d'une Mercedes Maybach. Se savait-elle recherchée par la justice ? Avant de prendre la fuite vers l'Ouest, elle avait préalablement acheté, dans une tentative de brouiller les pistes, un billet d'avion pour Tachkent, en Ouzbékistan.
Le très puissant Comité d'enquête, en charge des affaires les plus sensibles, lui reproche de devoir plus de 900 millions de roubles au fisc (environ 10 millions d'euros). La reine du développement personnel, qui compte 200 personnes à son service, avait mis sur pied un montage financier pour échapper à ses obligations. Dans une mise en scène dont ils sont coutumiers, les enquêteurs ont rendu publique la perquisition dans sa luxueuse demeure, dans un quartier huppé de la région de Moscou, en diffusant des vidéos de ses bolides étrangers et de son mirifique dressing. Elena Blinovskaïa a reconnu ses torts et est assignée à résidence jusqu'à fin mai.
Les oracles de Blinovskaïa
Les médias traditionnels ont commencé à s'intéresser véritablement à elle en 2021, quand Elena Blinovskaïa a dépensé plus de 100 millions de roubles (114 000 euros) pour fêter ses 40 ans, en présence de vedettes du show business. Ils découvraient alors l'influence considérable de ces mentors du quotidien ayant proliféré la décennie dernière, à la faveur de la massification des réseaux sociaux. En Russie, les salles sont combles pour écouter les oracles d'Elena Blinovskaïa – au printemps dernier, elle remplissait le VTB Arena de Moscou. L'influenceuse est connue pour ses "marathons des désirs" : qu'il s'agisse de "libérer les courants d'énergie" ou "d'ouvrir les portes de l'abondance", sa vocation est d'exaucer les souhaits de ses fidèles et de répondre à leurs préoccupations – comment améliorer ses relations sociales, devenir riche, surmonter la maladie, "devenir la meilleure version de soi-même". Les membres de sa communauté – des femmes, à une écrasante majorité – pouvaient recevoir directement ses conseils philosophiques sur leur téléphone, sous la forme de message vocal.
À en croire cette magicienne d'Instagram, inutile de consulter un spécialiste ou de travailler pour s'épanouir. Elena Blinovskaïa s'est bâtie une fortune en vendant du rêve, dans un pays où occultisme et courants ésotériques trouvent un terreau favorable. Le rétrécissement du monde provoqué par le Covid-19 n'a fait que renforcer l'influence de ces gourous du Web. Leur succès semble aujourd'hui traduire une volonté de fuir la réalité de la guerre et de trouver des réponses dans une situation socioéconomique dégradée et sans issue.
"Marathon des arrestations"
L'arrestation d'Elena Blinovskaïa est d'autant plus retentissante qu'elle n'est pas la première influenceuse de cette nature à se retrouver dans le collimateur de la justice. Dans ce "marathon des arrestations", selon l'expression ironique d'Ivan Jdanov, un juriste proche d'Alexeï Navalny, elle est la troisième depuis mars à être inquiétée pour des raisons fiscales – avant elle, une "coach fitness" suivie par dix millions d'internautes et une instagrameuse ayant pris la fuite à Dubaï.
Le sujet avait déjà été évoqué à la Douma l'année dernière. Pour l'État, qui traverse de sérieuses turbulences économiques, l'objectif est de trouver l'argent là où il se trouve : parmi les Russes partis à l'étranger, mais aussi parmi ces célébrités qu'il avait jusqu'à présent négligées. Sur Telegram, réseau devenu incontournable dans le champ informationnel, la vigilance à l'égard de ces figures d'Internet alimente les spéculations. La chaîne Baza assure que l'administration fiscale a récemment créé un département spécial pour surveiller ces "blogueurs" gagnant plus de 50 millions de roubles par an (572 000 euros) – une liste de noms circule sur la messagerie, dont certains ont déjà quitté le pays.
Un motif uniquement financier ?
Pour le site russe Republic, ces arrestations symbolisent "la fin de la société de consommation russe telle qu'elle s'était formée dans les années 1990 et qui était devenue la réalité du quotidien". Malgré la guerre et le bannissement officiel d'Instagram, les influenceurs de Russie ont trouvé des moyens de contourner les blocages et poursuivi leurs activités lucratives. Ils se sont ainsi attiré l'attention des autorités, qui entendent aujourd'hui capter leur public.
"Les blogueurs s'adressent à un large public et ont une grande influence, comparable à celles des grands médias. Et même s'ils ne se mêlent pas de politique, le Kremlin a besoin d'exemples afin qu'ils se sentent menacés et se soumettent aux recommandations du pouvoir", estime le journaliste indépendant Dmitri Kolezev. "Il y a une demande de la société pour la justice sociale, et ces blogueurs, qui affichent un train de vie luxueux, sont des victimes privilégiées pour satisfaire cette demande. En attendant, les fonctionnaires, qui ne vivent pas moins bien, apparaissent en dehors du cadre", poursuit-il.
Si ces deux dernières décennies, l'État russe avait encouragé à outrance la dépolitisation des citoyens, ces arrestations confirment l'évolution opérée après le déclenchement de la guerre en Ukraine : le pouvoir ne se satisfait plus de cette neutralité et exige désormais leur engagement actif. Selon le blogueur Ilya Varlamov, l'un des pionniers de l'Internet russe, l'État pourrait être tenté, en vue de la prochaine élection présidentielle, de faire des propositions à ces stars du Web : les laisser briller à condition qu'elles fassent la démonstration de leur loyauté. "En publiant un post de soutien à ‘l'opération spéciale', par exemple".