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L’intelligence artificielle va-t-elle faire émerger une "classe de supersalariés" ?

Une équipe de scientifiques américains a mesuré l’impact de l’intelligence artificielle au sein d’une entreprise en suivant plusieurs centaines de ses salariés pendant un an. Résultat : la productivité générale s'est accrue de 14 % et a particulièrement augmenté chez les moins qualifiés. Des conclusions qui soulèvent nombre de questions, tant économiques que philosophiques. France 24 a interrogé Fabrice Epelboin, entrepreneur et spécialiste des questions numériques à Sciences Po.

Et si les robots nous rendaient plus heureux au travail   ? C’est le constat d’une des autrices d’une étude inédite sur l’intelligence artificielle, rendue publique fin avril   : "Les outils qui rendent les gens plus efficaces dans leur travail rendent l'expérience du travail moins stressante (...),  un travail de meilleure qualité et plus rapide se traduit par des clients plus satisfaits, qui sont à leur tour plus aimables avec les agents du service clientèle."

Citée par CNBC, Lindsey Raymond est l’une des trois scientifiques de l’université américaine de Stanford et du Massachusetts Institute of Technology (MIT) qui ont suivi pendant un an les performances de salariés assurant, par téléphone, le service clientèle d’une entreprise.

Pour la première fois, des outils de type ChatGPT ont quitté le laboratoire et ont été mis à la disposition de 2   500   employés, dont l'entreprise est spécialisée dans la vente de logiciels.

Résultat   : la productivité moyenne des agents épaulés par des robots conversationnels dans leurs échanges avec les clients a augmenté de 14   %.

"500   % de gains de productivité"

Un saut de puce, estime Fabrice Epelboin, entrepreneur enseignant les enjeux du numérique à Sciences Po : "Nous pouvons faire infiniment mieux", assure-t-il.

Au cours de cette expérience, l’intelligence artificielle (IA) n’a fait, selon lui, que "rustiner l’humain", sans remettre en cause les fondements d’une gestion de la relation client héritée du XX e   siècle. Mais en inscrivant l’IA dans une refonte totale de notre façon de travailler, nous serons bientôt à même de "probablement atteindre 500   % de gains de productivité", estime le chef d’entreprise.

L’enseignant compare cette transition au bond de productivité induit par la séparation des tâches à l’époque du fordisme et du taylorisme.

Si la refonte des modes de production devant permettre à l’IA de dévoiler son potentiel reste à faire, la révolution est déjà initiée, remarque Fabrice Epelboin   : "Dans une start-up comme Deliveroo, le livreur n’obéit plus à un manager humain, mais bien à une intelligence artificielle qui lui dit où livrer et rétribue ses performances."

Combien d’emplois menacés   ?

Selon Goldman Sachs, les IA comme ChatGPT menacent déjà 300   millions d’emplois dans le monde. Mais le bouleversement de nos modes de production va être d’une telle ampleur que nous n’avons aucune idée de la pertinence de tels chiffres, estime Fabrice Epelboin. Seule certitude pour l’expert   : les gains de production.

La suite dépend de la conjoncture économique   : "Pour beaucoup d’entreprises, les gains de production sont aujourd’hui synonymes d’augmentation des ventes. Demain, il s’agira peut-être de réduire les coûts salariaux faute de marché favorable."

Les progrès que laissent envisager l’IA à court terme lui font en outre présager la disparition des acteurs économiques qui n’auront pas su s’engager dans ce virage technologique. Des entreprises qui l’utilisent déjà, comme Uber, vont changer la façon de penser le travail dans le secteur tertiaire et devenir des acteurs dominants, poursuit l’expert.

Mais la course à l’intelligence artificielle va aussi, selon lui, se jouer entre salariés. Ceux qui vont apprendre à maîtriser des outils comme ChatGPT vont décupler leur productivité personnelle. Diaporamas, plans d’exposé, rapports de réunion et autres tâches chronophages que l’IA sait déjà réaliser   : "Si je décidais de me reconvertir en consultant pour le cabinet McKinsey, il me serait d’ores et déjà possible d’augmenter ma productivité de 500   % grâce à ChatGPT", assure Fabrice Epelboin.

Avec des capacités cognitives renforcées par la maîtrise de l’IA, un tel consultant sera identifié comme générant davantage de plus-value que ses collègues, poursuit-il   : le rapport de force avec son employeur ainsi bouleversé, il pourra évoluer dans son entreprise, "se vendre" trois fois plus cher sur le marché du travail et aller chez Capgemeni ou encore monter sa propre entreprise. L’impact de l’IA sera toutefois très variable d’une personne à l’autre, prédit Fabrice Epelboin   : on verra ainsi émerger une classe de supersalariés qui auront su maîtriser l’IA, prédit l’enseignant à Sciences   Po.

La "classe intellectuelle" perturbée

D’après l’étude de l’université de Stanford et du MIT , le recours à l’IA a plutôt nivelé les compétences des salariés   : assistés par des solutions conçues par les robots, les plus novices ont égalé des opérateurs plus chevronnés. Mieux   : ils les ont même parfois dépassé leurs résultats.

Compétence cardinale au sein d’un service client   : trouver les mots et les gestes qui apaiseront la colère de clients irrités par les déconvenues liées au produit ou service acheté. Comment une intelligence non humaine pourrait-elle s’imposer dans une sphère aussi humaine   ?

"Le public est dans une phase de sidération", répond sobrement Fabrice Epelboin. Tandis qu’il s’essayait lui-même à ces technologies, plusieurs années avant leur mise en circulation, il reconnaît avoir été pris de vertige. Pour lui, cette nouvelle forme d’intelligence dérange plus encore ceux qui se pensaient à l’abri des progrès techniques   : la "classe intellectuelle".

De ce bouleversement qui s’annonce, cette "élite" pourrait tirer une leçon de compassion, conclut Fabrice Epelboin. Au cours de la révolution industrielle, la "classe supérieure" a vu la mécanisation déshumaniser le travail ouvrier. " Cette même classe supérieure , elle, se fantasmait comme au-dessus de la machine   : tout faux."