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À Paris, l'ONG Mémorial poursuit son combat contre un État russe qui réécrit l’Histoire

Dissoute par Moscou, l’ONG Mémorial, colauréate du prix Nobel de la paix 2022, poursuit son combat pour défendre les victimes des crimes de la Russie, qu’ils soient actuels ou passés. À l’occasion d’une table-ronde organisée à Paris, vendredi, avec la FIDH, chercheurs et activistes ont dressé un état des lieux de leur travail, rendu plus nécessaire encore par la guerre en Ukraine. 

Depuis son interdiction en Russie, fin 2021, la plus ancienne et célèbre des ONG russes, Mémorial, poursuit son travail de mémoire. Son objectif, depuis trente ans, est clair : documenter les crimes de l’État soviétique et aider ses victimes, pour permettre à la Russie de faire face à son passé et en finir avec le récit national propagandiste cher à Vladimir Poutine.

Dans une salle de l’Hôtel de Ville de Paris, juristes et historiens, venus de Russie, de Moldavie, d’Ukraine et de Lituanie se sont ainsi attelés, vendredi 21 avril, à une question vertigineuse : comment le déni de l’Histoire en Russie a-t-il conduit à la guerre en Ukraine ? 

"Les autorités ont un sentiment d’impunité totale"

"Les crimes du régime soviétique n’ont pas été condamnés en Russie, et les autorités ont un sentiment d’impunité totale, développe Emilia Koustova, directrice des études slaves à l’université de Strasbourg et membre de Mémorial France. C’est bien de cela que découle la guerre et la situation actuelle : le régime russe s’inscrit dans la continuité du régime soviétique, ses techniques sont restées les mêmes."

Car au contraire de ce qu’il s’est passé en Moldavie, en Lituanie ou en Ukraine, le travail entamé par Mémorial aux côtés des "enfants du Goulag", ces fils et filles de déportés de l’époque stalinienne, est bloqué par les autorités russes, en passe de réhabiliter Staline.

L’accès aux archives a ainsi été verrouillé dès l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, et des lois mémorielles ont été promulguées ces dernières années pour empêcher le travail des historiens. Mais Mémorial ne renonce pas : Sergei Prudhovsky, de passage en France, vendredi, continue à lutter en Russie. L’historien a ainsi déposé 13 plaintes auprès des tribunaux russes pour obtenir un accès aux documents classifiés des services secrets. 

Instrumentalisation de l’Histoire 

Cette quête de vérité est cruciale en Russie, face à l'instrumentalisation par les autorités de l’histoire de l'Union soviétique et de la Seconde Guerre mondiale pour justifier leur attaque contre l’Ukraine.

"Les autorités russes cherchent à réviser l’histoire soviétique en éludant les millions de victimes, pour célébrer une URSS victorieuse lors de la Seconde Guerre mondiale, résume Ilya Nuzov, directeur du programme Europe de l’Est et Asie centrale de la FIDH. En combattant le travail des historiens, le régime de Poutine amalgame la guerre contre l’Ukraine à la résistance des Soviétiques contre les nazis."

Marchant sur les traces du régime communiste, Vladimir Poutine n’hésite pas à recycler certaines des techniques soviétiques. L’avocat moldave Alexandru Postica compare ainsi les méthodes employées par l’armée russe lors du massacre de Boutcha, en mars 2022, à celles de l’armée rouge en Moldavie. Dans le village de Fântâna Albă, 2 000 à 4 000 personnes ont ainsi été exécutées par le NKVD (ex-KGB) en avril 1941.

De même, la condamnation d’Alexeï Navalny en mars 2022 pour "escroquerie" et celles de militants biélorusses, jugés pour "détournement de fonds", évoquent les nombreux prisonniers politiques condamnés à l’époque soviétique pour des motifs fallacieux de droit commun.

Répression inégalée depuis Staline 

Une continuité que Mémorial s'attache à documenter, alors que la pression exercée sur la population russe a atteint une ampleur inégalée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La terreur qui règne en Russie, où chacun a peur de parler et d’être dénoncé, comme lors de la période soviétique, explique ainsi la passivité actuelle face à la guerre, souligne Natalia Morozova, juriste de Mémorial réfugiée en France depuis un an.  

"Depuis 2012, souligne-t-elle, des lois sont venues progressivement ‘serrer la vis’ à la population, et la terreur des années 1930 règne à nouveau dans le pays. On ne peut pas demander à tout le monde d’être un héros…"

Car les "héros", en Russie, sont pour beaucoup en prison. Le journaliste Vladimir Kara-Mourza a ainsi été condamné à vingt-cinq de détention la semaine dernière, tandis que l’opposant Ilia Iachine a écopé, lui, de huit ans et demi de prison… Une douloureuse façon de rappeler que le passé reste, en Russie, d’une brûlante actualité.