Un faux duo devenu viral entre Drake et The Weeknd, un album entièrement artificiel du groupe Oasis... Le recours à l'intelligence artificielle dans la création musicale suscite de plus en plus de débats éthiques autour de la propriété intellectuelle et inquiète les majors de l'industrie. France 24 revient sur les enjeux de cette révolution avec le compositeur et scientifique François Pachet, pionnier mondial de l'utilisation de l'IA dans la musique.
Après l'agent conversationnel ChatGPT, la création d’images avec Midjourney, l'intelligence artificielle fait aussi parler d'elle dans l'industrie musicale. Dernier exemple en date : un faux titre des chanteurs Drake et The Weeknd a enregistré des millions d'écoutes en ligne depuis sa publication vendredi 14 avril poussant la maison de disques Universal Music à en demander le retrait.
Créé par un internaute nommé @ghostwriter, la chanson "Heart on my sleeve" qui comptabilise plus de 15 millions de vues sur le réseau social TikTok, a été supprimée des catalogues de Spotify ou encore Apple Music à la demande d'Universal Music Group (UMG), qui représente les deux artistes et cite des violations de droits d'auteur.
Les deux stars canadiennes ne sont pas les seules à voir leurs voix reproduites par une machine ces derniers mois. Fin mars, une chanson postée sur les réseaux sociaux par le duo de DJ AllttA, a pu laisser croire à une collaboration avec le rappeur Jay-Z. Plus récemment, des fans lassés d'attendre la reformation d'Oasis ont créé un faux album de leur groupe préféré. Preuve, s'il en fallait une autre, des pouvoirs fascinants de l'IA : cette reprise du titre "Cuff it" de Beyonce par une "IA Rihanna".
IA Rihanna from ChatGPT singing Beyoncé’s "Cuff It" pic.twitter.com/1TAmHEDAKv
— Rihanna Facts (@Nevernyny) April 13, 2023Aujourd'hui, de nombreux logiciels fonctionnant sur la base d'algorithmes permettent de générer de la musique. Parmi les plus médiatisés, celui développé par la firme Google. Encore indisponible auprès du grand public, MusicLM sert à créer des plages sonores à partir d'une simple description textuelle du type : "je souhaite une musique méditative et relaxante avec des flûtes et des guitares".
Alors que certains louent un moteur pour la création artistique, d'autres s'inquiètent des dérives juridiques qui découlent de l'utilisation de l'IA. En mars, une quarantaine d'organisations se sont regroupées au sein de la Human Artistry Campaign, dans le but de militer pour que l'IA soit utilisée de manière responsable et éthique dans la musique. "Les gouvernements ne devraient pas créer de nouvelles exemptions de droits d'auteur qui autoriseraient les développeurs d'IA à exploiter le travail des créateurs sans leur verser une compensation ou obtenir leur accord", avance la coalition dans un communiqué.
Quel est le principe de fonctionnement d'une IA musicale ? Faut-il avoir peur de cette révolution en cours ? Le point de vue de François Pachet, scientifique, musicien, chercheur auprès du géant du streaming Spotify, à l'origine d'Hello World, le premier album composé à l'aide de l'intelligence artificielle, sorti en 2018.
France 24 : À quand remonte l'utilisation de l'intelligence artificielle dans la création musicale ?
François Pachet : Depuis longtemps, il y a une volonté de rationnaliser la musique. On peut remonter à Jean-Baptiste Rameau (1683-1764) le grand génie de la modélisation avec son "Traité de l'harmonie réduite à ses principes naturels". La musique a aussi été l'un des premiers champs d'application de l'informatique. Même si l'intelligence artificielle reste difficile à définir, on considère que la "Suite Illiac" en 1956 est le premier morceau créé avec une IA.
C'est un projet qui consistait à générer de la musique inspirée par le style de Jean-Sébastien Bach en utilisant des techniques de chaînes de Markov, des techniques statistiques utilisées pour modéliser des processus temporels, c'est-à-dire trouver un modèle pour prévoir le prochain événement étant donné les événements passés. C'est évidemment irrésistible de vouloir l'appliquer à la musique, car la musique est un enchaînement d'événements de notes ou d'accords. Quand on s'intéresse à la musique en tant que séquence d'événements, on comprend qu'elle est tout aussi mathématique que la météo ou la bourse, qui ne sont pas aléatoires mais dirigés par des processus que l'on peut modéliser.
Comment une IA est-elle capable de créer de la musique ?
Pour faire de la musique avec l'IA, on s'appuie notamment sur des réseaux de neurones artificiels [un système inspiré du cerveau humain pour résoudre des problèmes complexes] et le "machine learning" ou apprentissage. On va donc donner des exemples à la machine, des objets dont on veut imiter le style. Le système les analyse et devient ensuite capable d'en fabriquer d'autres du même genre.
Ces dernières années, les nouvelles technologies des réseaux de neurones se sont avérées très efficaces pour faire de l'imitation stylistique. On peut aussi citer les technologies destinées à synthétiser de la voix chantée de manière particulièrement réaliste et dont on parle beaucoup en ce moment depuis que de nombreux "fakes" ont été produits.
De mon point de vue, l'IA s'avère aujourd'hui redoutable sur la production, c'est-à-dire la génération et la combinaison de sons, mais moins sur la composition ou la création mélodique. C'est d'ailleurs pour cette raison que c'est aussi efficace avec le rap où la dimension harmonique est moins importante que dans la pop. On va donc plus jouer sur la production et l'expression de la voix. Ce sont des pastiches très impressionnants sur le plan technique mais au final il n'y a rien de vraiment nouveau sur le plan créatif.
Est-ce que vous comprenez l'inquiétude entourant l'apparition de ces faux titres qui sont parfois difficiles à distinguer de la production de l'artiste original ?
Il y a en effet une inadéquation des principes du droit d'auteur traditionnel aux techniques d'IA. Une directive du Parlement européen de l'an dernier a tenté de rattraper le retard mais manifestement il va falloir que la législation évolue. Le droit d'auteur est très complexe en musique : il y a le droit d'édition, de composition, d'enregistrement mais aussi le droit moral lié à l'utilisation du nom d'un artiste. Tout cela sera tranché par des discussions entre experts mais il n'y a pas de vérité toute faite.
De mon point de vue, il faut protéger les artistes et les ayants droits mais dans le même temps il faut permettre aux nouveaux artistes de s'exprimer. L'IA sert à outiller les artistes pour créer quelque chose de nouveau et mener des projets qu'ils n'auraient pas pu faire seul. Je renvoie notamment à Skygge, alias Benoît Carré, qui a fait trois albums avec l'IA dans lesquels il y a vraiment des chansons intéressantes. Au final, on ne pourra pas empêcher les gens de faire avec des machines ce qu'ils faisaient avant, c'est-à-dire s'inspirer de ce que font les autres. Quel groupe de pop n'a pas copié les Beatles ?
Pensez-vous que l'IA va réellement bouleverser l'industrie musicale, comme on l'entend souvent ces derniers temps ?
Les synthétiseurs numériques dans les années 80, puis ensuite l'échantillonnage relèvent peut-être d'une révolution du même ordre. Quand les premiers samplers sont arrivés, c'était incroyable. Aujourd'hui, tout cela est digéré. On sait très bien qu'en écoutant du violon ou du piano, on écoute sans doute un son numérique.
L'IA est un outil qui va permettre de générer de la musique plus facilement mais il n'y a finalement rien de vraiment nouveau. Il n'y a aucune raison d'avoir peur. Il faudra toujours des artistes pour fabriquer la musique. L'idée d'une substitution est un fantasme. D'autres craignent qu'il n'y ait plus que de la mauvaise musique. Je leur réponds qu'il n'y a pas besoin d'IA pour entendre de la mauvaise musique. Il y en a déjà beaucoup.