
La Chambre des représentants des États-Unis a adopté à l’unanimité, la semaine dernière, une loi visant à priver la Chine de son statut de pays en voie de développement. De quoi rendre furieux Pékin, qui ne veut pas apparaître comme un pays dit riche, pour des raisons à la fois économiques et géopolitiques.
Les Chinois sont furieux. "C’est un nouvel exemple de la volonté américaine de contenir économiquement, politiquement et diplomatiquement la Chine", s’emporte le China Daily, organe de presse officiel du Parti communiste chinois, dans un article publié lundi 3 avril. Même le South China Morning Post, quotidien hongkongais plus indépendant, souligne que "cela va être interprété comme une ruse américaine pour étouffer le développement chinois”.
L'objet de cette ire ? Une loi américaine qui vise à priver la Chine de son statut de pays en voie de développement. Baptisée "PRC Is Not a Developing Country" (la République populaire de Chine n’est pas un pays en voie de développement), elle a été adoptée à l’unanimité par la Chambre des représentants lundi 27 mars, et se trouve désormais sur le bureau de la commission des Affaires étrangères du Sénat.
Une obsession trumpienne
Les 415 élus américains qui ont pris part au scrutin à la Chambre ont voté comme un seul homme pour donner mandat au secrétaire d’État Anthony Blinken de partir en croisade. Sa mission, si la loi est aussi adoptée par les sénateurs : convaincre les grandes institutions comme la Banque mondiale, les Nations unies ou encore le Fonds monétaire international, que la Chine n’est plus un simple pays en voie de développement.
“La République populaire de Chine est la deuxième plus grande économie du monde, représentant 18,6 % de l'économie mondiale. Les États-Unis sont considérés comme un pays développé, donc la République populaire de Chine devrait l'être également”, a indiqué Young Kim, élue républicaine de Californie et promotrice de ce texte.
Cette bataille pour faire rentrer la Chine dans le club des pays à revenus intermédiaires, voire des pays dits développés, n’est pas nouvelle. C’était l’une des idées fixes de Donald Trump. En 2019, l’ex-président américain accusait Pékin de "tricher" avec les règles du commerce international et, quelques mois avant de perdre l’élection présidentielle de 2020, il répétait qu’il voulait ôter à la Chine ce statut de pays en développement.
L'adoption à l’unanimité de cette nouvelle loi démontre que cette obsession trumpienne fait dorénavant l’objet d’un consensus bipartisan. Il faut dire que les raisons de classer la Chine dans la catégorie des pays dits riches ne manquent pas. Il ne s’agit pas que d’une histoire de PIB : "Est-ce qu’on peut considérer qu’un pays en voie de développement peut aussi être la première puissance industrielle au monde, et le deuxième exportateur de voitures ?", s’interroge Jean-François Dufour, expert de l'économie chinoise et cofondateur de Sinopole, un centre de ressources sur la Chine.
"Aux yeux de Washington, la Chine adopte aussi des comportements propres à des pays développés tels que les Nouvelles routes de la Soie – son vaste programme d’investissement à l’étranger –, et les énormes ressources allouées à la modernisation de son armée", ajoute Xin Sun, spécialiste de l’économie chinoise au King's College de Londres.
Pékin veut rester pauvre... sur le papier
Mais Pékin ne manque pas non plus d’arguments pour rester dans la cour des pays en voie de développement. D’abord, "d’après le critère de classement des pays de la Banque mondiale (Indice de développement humain), et celui retenu par les Nations unies (le PIB par habitant), la Chine se trouve juste en dessous des pays les plus développés", note Xin Sun. Au sens de la Banque mondiale et de l’ONU, la Chine évolue plutôt dans la même catégorie que le Mexique ou la Malaisie.
La richesse chinoise dépend aussi beaucoup de quelques métropoles comme Pékin ou Shanghai. "On oublie toujours un peu vite la Chine invisible, c’est-à-dire le milieu rural qui concentre encore 64 % de la population. Les conditions de vie – qu'il s'agisse de l’accès au soin, de la qualité des infrastructures ou encore des moyens pour se chauffer – sont encore du niveau des pays en voie de développement", assure Carlotta Rinaudo, spécialiste de la Chine pour l’International Team for the Study of Security (ITSS) Verona, un collectif international d’experts des questions de sécurité internationale.
Si Washington et Pékin s’affrontent sur ce terrain taxinomique, c’est parce que "l’intérêt principal de ce statut de pays en voie de développement est qu’il permet de bénéficier de traitements commerciaux préférentiels", explique Jean-François Dufour. Les prêts accordés par la Banque mondiale à des pays en voie de développement ont des taux d’intérêt plus bas, et ces pays peuvent imposer des tarifs douaniers aux importations en provenance de pays dits riches. En outre, "les pays en voie de développement sont soumis à moins de contraintes dans la lutte contre le réchauffement climatique", souligne Xin Sun.
Les États-Unis veulent que cela cesse car ils "estiment que Pékin utilise les avantages de ce statut pour affirmer son influence sur la scène internationale aux dépens de Washington", analyse Carlotta Rinaudo. La Chine peut ainsi obtenir des prêts préférentiels auprès d’organismes internationaux financés essentiellement par les États-Unis pour investir ensuite dans des pays où Pékin cherche à concurrencer Washington. Autrement dit, le législateur américain craint qu’une partie de l’argent que les États-Unis fournissent à des structures comme la Banque mondiale finisse dans les poches de la Chine, qui s’en sert contre les intérêts des États-Unis.
Pékin dans la cour des "vilains"
Mais Pékin assure ne pas avoir besoin de l’argent des institutions internationales pour investir dans les pays étrangers. Pour la Chine, cette campagne américaine a pour unique objectif de ralentir sa croissance et de détruire des emplois en Chine. "Les conséquences économiques peuvent être réelles. En effet, sans ce statut, Pékin ne pourrait plus imposer de tarifs sur les importations [qui font monter les prix des biens produits à l’étranger] et ces entreprises deviendraient moins compétitives, ce qui pourraient forcer certaines à des licenciements", explique Xin Sun.
Ce bras de fer sémantique a aussi des implications géopolitiques. “La Chine a souvent joué la carte du leader du groupe des pays en voie développement face aux pays dits riches emmenés par les États-Unis”, note Xin Sun.
Si Washington parvient à promouvoir la Chine dans le club fermé des pays développés, "il sera plus difficile pour Pékin de se présenter comme une alternative aux ‘vilains’ pays riches. La Chine passera de l’autre côté du miroir, et deviendra officiellement une puissance susceptible de dominer les autres et qui ne pourra plus se faire passer pour un ‘pays frère’ partageant les mêmes problèmes", estime Jean-François Dufour.
La bataille pour le devenir du statut chinois risque de durer longtemps. Si la loi américaine passe – elle n’est pas encore inscrite à l’ordre du jour du Sénat –, il faudra encore convaincre les institutions internationales, "ce qui peut prendre des années", assure Xin Sun. Et un pays va probablement suivre ces discussions de très près : l’Inde. En effet, si la Chine n’est plus considérée comme un pays en développement, il y aura une place à prendre à la tête de ce bloc. Et l’Inde peut apparaître comme le candidat naturel à ce poste. De quoi renforcer encore la détermination chinoise à se battre pour son statut, d’après les experts interrogés par France 24. En effet, Pékin ne voudra sûrement pas céder sa place à son principal rival en Asie.