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Le gouvernement ukrainien veut que le jeu d’action "Atomic Heart", sorti mardi, soit mis au ban du monde vidéoludique. Les développeurs de ce titre, qui met en scène une réalité alternative dans laquelle l’URSS dominerait le monde, sont accusés d’être liés à des entreprises russes, comme Gazprom.

"Des graphismes superbes" et des "énigmes vraiment sympas à résoudre." Mais surtout une montagne de controverses sur fond de guerre en Ukraine pour "Atomic Heart", un tout nouveau jeu d'action, sorti mardi 21 février sur Xbox, PlayStation 5 et PC. 

"Le ministère ukrainien de la Transformation numérique va envoyer une lettre officielle pour demander à Sony, Microsoft et Valve [la société qui gère Steam, la principale plateforme de jeux sur PC] d'interdire la vente de ce jeu en Ukraine. Et nous encourageons d'autres pays à limiter la distribution de ce titre à l'idéologie toxique, dont les bénéfices pourraient servir à financer la guerre menée par la Russie contre l'Ukraine", a indiqué Kiev, mercredi 22 février. 

À la gloire de l'URSS ? 

En Ukraine, la colère gronde "depuis des mois contre 'Atomic Heart' au sein de la communauté des joueurs et des professionnels de ce secteur", souligne Yevgeniy Golovchenko, un spécialiste des questions de propagande et désinformation en ligne à l'université de Copenhague.  

Des vidéos ayant attiré des millions de vues ont été postées sur YouTube par des Ukrainiens appelant au boycott de ce titre qui, l'an dernier encore, passait pour l'un des jeux de tirs les plus attendus de 2023. Car "Atomic Heart" n'est pas un petit jeu de propagande qui se vendrait sous le manteau, mais bien un titre majeur qui espère s'imposer comme l'un des succès commerciaux de cette année. 

Cette œuvre vidéoludique est, tout d'abord, accusée de véhiculer un message très prorusse – ou plutôt prosoviétique. Ce jeu dépeint, en effet, une réalité alternative où l'URSS, après avoir été la grande gagnante de la Seconde Guerre mondiale, se serait imposée grâce à d'impressionnants progrès technologiques, notamment en matière de robotique. Grâce à cet avantage, Moscou aurait proposé une société idéale où chacun pourrait s'épanouir à sa guise. 

Bien sûr, le propos du jeu se révèle être plus complexe, avec une Union soviétique triomphante moins désireuse d'aider l'humanité qu'il n'y paraît, et le joueur incarne un agent du KGB qui va s'en rendre compte. Mais "quand on sait que depuis 2014, Vladimir Poutine construit sa rhétorique anti-ukrainienne en jouant sur la nostalgie de l'époque soviétique, on peut comprendre que le simple décor dérange", note Yevgeniy Golovchenko. 

De Moscou à Chypre 

C'est, cependant, loin d'être le seul reproche adressé à "Atomic Heart". L'acheter serait également soutenir l'effort de guerre russe, affirment ses détracteurs. Une accusation qui ne fait pas dans la dentelle et repose sur les liens supposés entre Mundfish, le studio de développement du jeu basé à Chypre, et la Russie. 

La société, elle-même, a des origines russes, puisque son siège se trouvait encore en 2019 à Moscou. Son équipe a certes une dimension internationale, composée de vétérans de l'industrie du jeu vidéo venus de différents pays, il n'en demeure pas moins que plusieurs membres éminents sont des ressortissants russes. À commencer par le PDG, Robert Bagratuni, qui travaillait auparavant pour Mail.ru, le plus important portail internet et réseau social russe, devenu VK en 2021. 

L'un des principaux financiers de Mundfish, le fonds d'investissement russe GEM Capital, est dirigé par Anatoliy Paliy, qui a été vice-directeur d'une filiale de Gazprom auparavant. Le jeu est également distribué en Russie par VK, qui est contrôlé par le géant russe de l'énergie depuis 2021. Les détracteurs de Mundfish voient donc du Gazprom partout autour de Mundfish et craignent qu'une partie des profits de la vente du jeu soit récupérée par ce mastodonte dont les liens avec le Kremlin sont avérés. 

Le silence du studio au sujet de la guerre en Ukraine n'a pas non plus amélioré leur réputation. Il a attendu janvier 2023 pour assurer sur Twitter que "Mundfish est une équipe internationale qui est pour la paix et contre les violences". L'absence de référence directe à la situation en Ukraine dans cette déclaration n'a pas calmé les critiques, même si, "en raison des lois russes sanctionnant toute critique de l'armée, il est possible que le studio n'a pas eu envie de mettre en danger les proches ou la famille des employés russes", note le site spécialisé dans la culture numérique Ars Technica. 

"Toute cette affaire illustre à quel point il est impossible pour une entreprise russe ou liée à la Russie de continuer à opérer comme s'il n'y avait pas la guerre. Et les déclarations du gouvernement ukrainien montre que Kiev va tout faire pour empêcher ces sociétés de prétendre qu'elles peuvent fermer les yeux", estime Jeff Hawn, spécialiste du conflit entre l'Ukraine et la Russie et consultant extérieur pour le New Lines Institute, un centre américain de recherche en géopolitique. 

Victime de la guerre de l'information 

Les accusations contre "Atomic Heart" et Mundfish "reposent plus sur des faisceaux d'indices que des preuves définitives", reconnaît Yevgeniy Golovchenko. Rien ne prouve, par exemple, que Gazprom va récupérer une partie des bénéfices du jeu pour ensuite utiliser les fonds afin de nourrir l'effort de guerre. 

Mais pour Yevgeniy Golovchenko, ce jeu est avant tout une victime de la "guerre d'information que se livrent la Russie et l'Ukraine". "Peu importe, en réalité, si 'Atomic Heart' est prorusse ou non, à partir du moment où ce produit apparaît comme lié à la Russie, s'il devient un succès, cela renforcera le soft power russe. Et c'est ça que Kiev cherche à empêcher", détaille ce spécialiste. 

La fronde menée contre ce jeu vise à s'assurer que la Russie reste aussi isolée que possible. Pour Kiev, il n'y a pas que les exportations russes de pétrole ou de gaz qu'il faut limiter, "mais il en va de même pour les produits culturels et le jeu vidéo est un représentant important de cette industrie", note Yevgeniy Golovchenko. 

Le jeu vidéo est d'autant plus important aux yeux des Ukrainiens "qu'il y a une communauté de professionnels du secteur très active, réputée sur la scène internationale et politiquement engagée", souligne Jeff Hawn. Les créateurs de l'une des productions vidéoludiques ukrainienne phare – la série de jeux S.T.A.L.K.E.R. – ont multiplié les appels à soutenir l'Ukraine face à la Russie. L'un des développeurs du jeu, Volodymyr Yezhov, est décédé sur le front à Bakhmout en décembre 2022