Une étude publiée lundi par le think tank NewClimate Institute et l’ONG Carbon Market Watch rapporte que 24 grandes entreprises engagées pour le climat continuent de travestir leur neutralité carbone. Un constat amer pour les ONG environnementales.
Les entreprises continuent de laver plus vert que vert. Une étude réalisée par le think tank allemand NewClimate Institute et l'ONG belge Carbon Market Watch a révélé lundi 13 février que la pratique du greenwashing – ou écoblanchiment –, une technique marketing visant à promouvoir une image de marque plus responsable, éthique et écologique qu'elle ne l'est, se porte toujours aussi bien dans les entreprises. Même au sein des multinationales qui s’affichent comme "leaders pour le climat".
Premier enseignement de l’étude : aucun progrès n’a été constaté depuis la précédente enquête réalisée il y a un an. Parmi les 24 multinationales passées au crible par les auteurs du document se trouvent des enseignes du CAC 40 comme ArcelorMittal, Carrefour et Stellantis (fusion du groupe automobile PSA et Fiat Chrysler Automobiles). Mais aussi des grands noms du commerce, de l'agroalimentaire, du textile, du transport ou encore de l‘industrie comme Apple, Google, Amazon, Volkswagen, Nestlé, Mercedes-Benz, H&M Group, Holcim, Microsoft... Toutes ces entreprises aux secteurs d’activité très variés sont responsables d’environ 4 % des émissions mondiales. Et présentent un point commun : un recours décomplexé au greenwashing.
transparence et intégrité des engagements climatiques des entreprises multinationales
d'après les ONG Carbon Market Watch et New Climate institute#Climat #carbone pic.twitter.com/ZT3tCgEYMh
Aucune entreprise de "haute" intégrité
Les entreprises analysées ne sont pas toutes logées à la même enseigne. Seul le géant danois du transport maritime Maersk – qui investit dans des carburants alternatifs et des nouveaux navires – semble tirer son épingle du jeu avec une intégrité jugée "raisonnable". La stratégie de huit entreprises est jugée d'intégrité "modérée", comme Apple, ArcelorMittal, Google, H&M Group, Stellantis, ThyssenKrupp. Onze autres, dont Amazon, Nestlé, Mercedes-Benz ou Volkswagen ont une intégrité jugée "faible". Quatre mauvais élèves se disputent le bas du classement : la compagnie aérienne American Airlines, les supermarchés français Carrefour, le géant brésilien de la viande JBS et le Coréen Samsung. Aucune entreprise n’obtient le plus vertueux niveau, dit de "haute" intégrité.
"Ce classement n’est absolument pas surprenant, commente Jérémie Suissa, délégué général de l'association environnementale Notre affaire à tous. Il corrobore en tout point les constats que nous faisons chaque jour de notre côté. Les mécaniques d’enfumage sont toujours les mêmes. En dix ans, rien n’a changé. On a toujours des entreprises qui formulent d’ambitieuses promesses et sont contraintes de mentir parce qu’elles ne veulent pas remettre en cause leur modèle."
Du "greenlighting" à la compensation, l’art de dissimuler
Les adeptes du greenwashing ont recourt à différentes techniques pour entretenir la désinformation. Celui-ci se traduit d’abord par des engagements pris dans des échéances très lointaines ou inexistantes. C’est notamment le cas de la compagnie aérienne American Airlines ou de Nestlé, qui promettent une neutralité carbone pour 2050, sans objectif pour 2030.
Certains optent pour la technique du "greenlighting", qui consiste à mettre les projecteurs sur une faible partie de l’activité. Pour illustrer cette pratique très courante, les rédacteurs de l’étude prennent l’exemple de Carrefour, qui semble ainsi exclure plus de 80 % de ses magasins (par exemple franchisés) pour tenir ses objectifs climatiques. L’enseigne de supermarchés, fleuron du commerce français, a aussitôt réagi auprès de l'AFP en mettant en avant une trajectoire chiffrée de réduction, y compris sur des émissions indirectes. Sans jamais répondre sur la question du périmètre des magasins retenus.
Les #promesses climatiques des #multinationales souvent trompeuses, pointe une étude @newclimateinst et @CarbonMrktWatch https://t.co/WFCQwtX6s2 v/@FRANCE24 #climat #GES #CO2 #empreintecarbone #greenwashing pic.twitter.com/ur8ktMjYNa
— biomim'expo (@BiomimExpo) February 13, 2023Travestir la réalité
Enfin, 23 des 24 entreprises étudiées à la loupe utilisent la technique de la compensation. La manœuvre, sévèrement critiquée par l’ONU, consiste à financer par exemple la plantation de millions d'arbres ou un projet d'énergie renouvelable pour "compenser" un mauvais bilan carbone. "Cette pratique est une vaste fumisterie, souligne Jérémie Suissa, car on sait aujourd’hui d’après nos calculs qu’il est impossible de planter autant d’arbres sur la Terre : pour effectuer les plantations promises, il faudrait trouver une surface équivalente aux États-Unis. Or chacun sait que nous ne l’avons pas."
Le recours au système de compensation a notamment été rendu possible grâce aux "crédits carbone" créés en 1997 dans le cadre du protocole de Kyoto et reposant sur le principe du pollueur payeur. Les entreprises émettant trop de CO2 doivent acheter des "quotas de CO2" sur un marché dédié. A contrario, une entreprise qui émet moins que ses quotas autorisés peut en revendre une partie sur le marché et ainsi gagner de l’argent. "Le problème, comme bien souvent avec la finance, c’est qu’elle rend la réalité abstraite, regrette Jérémie Suissa. Et au final, l’argent versé au titre des compensations ne se traduit que dans 5 % des cas par des actes. Au final, les entreprises qui mettent en avant les données des compensations dans leur bilan RSE instillent un doute dans l’esprit des gens. Les consommateurs finissent par penser que les entreprises font beaucoup pour la planète alors que c’est objectivement faux. Au lieu de corriger les erreurs du passé, les groupes préfèrent travestir la réalité."
Les entreprises épinglées ont diversement réagi à l'étude. Le géant de la viande JBS a pour sa part jugé le rapport "trompeur" et regrette que ses clarifications auprès des ONG n'aient pas été retenues. D'autres, à l’instar de Samsung, se disent prêts à "écouter" les remarques. "La plupart des entreprises préfèrent encaisser les polémiques plutôt que renoncer aux profits générés, se désole le responsable de Notre affaire à tous. Mais il existe des solutions, tout n’est pas aussi sombre."
Après l’autorégulation, le temps de l'obligation
Pour venir à bout du greenwashing, nombre d’ONG environnementales plaident pour que les États et les institutions comme l’ONU ou l’Organisation mondiale de la santé mettent en place des outils de régulation. "On a suffisamment constaté que l’autorégulation ne fonctionnait pas, poursuit l’écologiste. On n’a plus d’autre choix aujourd’hui que de contraindre."
Hasard ou non du calendrier, l'Autorité des marchés financiers (AMF) a demandé lundi le renforcement des règles européennes en matière de catégorisation des fonds respectant les critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) afin d'éviter du greenwashing de la part des gestionnaires d'actifs. Objectif : que les épargnants, qui souhaitent participer au financement d’une économie européenne plus durable, ne soient pas dupés.
Contraindre, c’est aussi la volonté française. Depuis le 1er janvier 2023, la loi oblige les sociétés à justifier la neutralité carbone d'un produit qu'elles mettent en avant. Cette mesure, une des plus emblématiques de la loi climat et résilience, considère officiellement l’écoblanchiment dans le code de la consommation comme une pratique commerciale trompeuse. "Grâce à cette nouvelle législation, on peut désormais traduire des groupes en justice. On y a d’ailleurs eu recours pour assigner Casino, que l’on accuse de déforestation au Brésil." Et Jérémie Suissa de conclure : "Les multinationales ont des capacités de changement exponentielles. Il faut désormais les contraindre, et les contraindre vite. Car plus on tarde, plus la transition sera brutale et pèsera sur les populations les plus vulnérables."