Les États-Unis ont assuré, jeudi, que le ballon espion repéré et abattu faisait partie d’un vaste programme chinois qui s’étend sur tous les continents. De quoi surprendre ceux qui pensaient que les satellites étaient le dernier cri dans ce domaine.
Pas un, pas deux, pas trois, mais toute une flotte. Une semaine après l’apparition sur les radars militaires et médiatiques d’un énigmatique ballon chinois, les autorités américaines ont affirmé, jeudi 9 février, qu’il s’agissait non seulement d’un outil d’espionnage, mais aussi qu’il faisait partie d’une opération plus large de ballons espions chinois.
Cet objet flottant plus ou moins identifié, abattu samedi dernier, a commencé à livrer ses secrets. Parmi les débris récupérés et analysés au siège du FBI à Quantico, il y avait des antennes, des capteurs ou encore des panneaux solaires qui pouvaient servir à générer l'électricité pour faire fonctionner tout le matériel électronique embarqué, ont expliqué des responsables américains lors d’une conférence de presse.
De Napoléon à la Chine
De quoi fragiliser la position de Pékin, qui continue à maintenir qu’il ne s’agissait que d’un ballon météo. Mais Washington ne s’est pas contenté de réaffirmer sa conviction d’avoir découvert un ballon espion. “La Chine dispose d’une flotte de tels ballons qui lui ont permis d’espionner une quarantaine de pays”, ont ajouté les enquêteurs américains. Pékin aurait ainsi envoyé ses espions volants vers le Japon, les Philippines, l’Amérique du Nord et du Sud et aussi en Europe. Certains d’entre eux ont décidé de mener l’enquête à la lumière des évènements récents. Ainsi le Japon a annoncé, jeudi, réexaminer des incidents survenus en juin 2020 et en septembre 2021 qui auraient pu inclure les ballons espions.
Si cette affirmation venait à être confirmée, “cela ferait de la Chine le seul pays, à ma connaissance, à disposer d’un tel programme de surveillance aérien reposant en partie sur des ballons”, affirme Frank Ledwidge, spécialiste des questions de guerre aérienne à l'université de Portsmouth.
Mais pas le premier. Du point de vue historique, un tel programme n’existerait probablement pas sans la France. “Le premier corps de reconnaissance militaire aérien a été constitué par l’ingénieur Jean-Marie-Joseph Coutelle, qui a mis à disposition de Napoléon des ballons de reconnaissance lors des guerres franco-prussiennes de la fin du 18e siècle”, précise Frank Ledwidge.
Des ballons ont ensuite été utilisés durant les deux guerres mondiales. “Lors de la première, en particulier, l’apparition des ballons dans le ciel suggérait que l’ennemi allait procéder à des tirs d’artillerie”, souligne cet expert britannique. Ils remplissaient alors la même fonction que les drones utilisés actuellement par les Ukrainiens dans leur guerre contre la Russie : aller à la pêche aux informations pour détecter l’emplacement des cibles à frapper avec l’artillerie.
Il faudra attendre la guerre froide pour assister à une utilisation plus stratégique des ballons espions à la fois par Moscou et Washington et pas seulement à des fins de reconnaissance sur le champ de bataille. Par exemple, “le projet Moby Dick, géré par la CIA, consistait à envoyer des centaines de ballons espions au-dessus de l’Union soviétique à partir de la fin des années 1950”, raconte Frank Ledwidge.
De l’espionnage à longue distance et depuis le ciel dont Pékin serait aujourd’hui l’héritier direct. La plupart des pays ont préféré se concentrer sur des satellites parce que “les ballons sont moins fiables, susceptibles de dévier de leur trajectoire en cas de forts vents et sont plus difficiles à contrôler”, résume Ho Ting “Bosco” Hung, spécialiste de la Chine à l’International Team for the Study of Security de Vérone (ITSS Verona).
Des inconvénients qui n’ont pas arrêté les Chinois. Malgré une flotte conséquente d’environ 300 satellites de surveillance, ils ont mis en place un contingent de ce que Frank Ledwidge pense être “plusieurs dizaines de ballons espions”.
Big Brother dans les nuages
“C’est la preuve des ambitions des espions chinois qui font appel à tous les moyens possibles pour étendre leur réseau de surveillance”, assure Ho Ting “Bosco” Hung. Et ils auraient tort de s’en passer : "Les radars modernes ne sont pas calibrés pour reconnaître un ballon espion qui sera la plupart du temps rangé dans la catégorie des engins volants non-identifiés”, précise Ho Ting “Bosco” Hung.
Il peut aussi rester en vol stationnaire au-dessus d’une cible, ce qui n’est pas le cas des satellites, toujours en mouvement. Un avantage qui permet au ballon, équipé de caméras, de prendre davantage de photos détaillées, et ainsi de préciser les informations fournies par les images satellites.
“Le ballon peut aussi être équipé de différents capteurs pour profiter du fait que le ballon évolue dans l’atmosphère et faire des relevés, par exemple, des fréquences des radars dans la zone ou encore des composants qui pourraient se trouver dans l’air. Ils pourraient ainsi détecter la présence de radioactivité [dans le cas de l’observation de sites nucléaires, NDLR]”, détaille Frank Ledwidge.
Cerise sur le gâteau volant : les ballons ne coûtent qu'une fraction du prix de fabrication et de lancement des satellites, ajoutent les experts interrogés par France 24.
Ces ballons espions ne constituent cependant pas une opération à part. “Ils doivent faire partie d’un programme intégré de surveillance aérienne”, estime Frank Ledwidge. Autrement dit, l’armée et le ministère de la Sécurité d’État (l’équivalent chinois de la DGSE ou de la CIA) définissent les missions et répartissent ensuite les tâches entre le cyberespionnage, la surveillance par satellites et les ballons espions.
Le ballon chinois repéré au-dessus du Montana puis abattu pourrait, par exemple, faire partie d’une mission plus large pour recueillir des informations sur l’un des trois sites de silos à missiles nucléaires américains. “Des images de ce site pourrait être très utiles à la Chine qui est en train de construire ses propres sites de missiles balistiques au Xinjiang”, souligne Frank Ledwidge.
Le port d’attache de ces ballons fournit aussi une idée sur les priorités du programme de surveillance aérienne de Pékin. Ils seraient stockés et envoyés depuis Hainan, une province et une île au sud de la Chine, ont affirmé les autorités américaines. “C’est une localisation idéale pour effectuer des missions de reconnaissance en Asie du Sud-Est, précisément là où la Chine compte imposer son influence”, souligne Ho Ting “Bosco” Hung. Des cibles stratégiques pour Pékin - comme Taïwan, les Philippines, le Vietnam ou encore l’Australie - se trouvent non loin des côtes de Hainan.
Déconvenue pour les espions chinois ?
Il est difficile d’évaluer à quel point la découverte par Washington de ce programme secret de ballons espions représente un revers pour Pékin. Il risque certes de fragiliser l’un des piliers du programme chinois d’espionnage aérien. “Il est évident que cela va pousser l’Occident à être davantage à l’affût de ce type d’engin aérien”, reconnaît Frank Ledwidge.
Il est même possible que la Chine soit contrainte de se passer de ballons espions… du moins pour un temps. “Tout dépend de ce que les États-Unis vont apprendre en analysant les débris du ballon abattu”, assure Ho Ting “Bosco” Hung. Si les informations recueillies permettent à Washington de se faire une idée précise de la manière dont les espions chinois collectent puis transmettent les données, Pékin va devoir revoir ses méthodes pour s’adapter à cette nouvelle donne.
Dans ce scénario, c’est tout le programme de surveillance qui risque d’en pâtir, puisque les ballons espions en font partie intégrante. Il faudra alors redéfinir les missions des satellites et des cyberespions. Un travail qui risque de ralentir les activités chinoises d’espionnage.
Mais cela peut aussi être une opportunité pour Pékin. Face à des pays dorénavant avertis, les espions chinois pourront tester les méthodes de dissimulation des ballons pour évaluer la capacité de détection des autres nations. “C’est un moyen peu onéreux de mettre à l’épreuve les défenses anti-aériennes”, assure Frank Ledwidge. Des ballons espions doublés de ballons d'essai...
L’itinéraire de ce ballon représente aussi un succès d’image publique pour les espions chinois. Ils ont apporté la preuve de leur “créativité en mariant une méthode ancienne à des technologies modernes de surveillance”, souligne Frank Ledwidge. Et pour Washington, c’est “une très mauvaise opération, car un simple ballon a pu arriver jusqu’à l’un de leurs sites militaires les plus sensibles, et les Américains ont eu du mal à savoir comment réagir face à cette menace”, ajoute cet expert.
De quoi donner des idées à d’autres nations ? L’une des conséquences de cette histoire pourrait être que des pays “décident aussi d’ajouter des ballons espions dopés à des technologies modernes d’intelligence artificielle pour améliorer la qualité des images”, estime Ho Ting “Bosco” Hung. Les espions auraient alors de plus en plus la tête dans les nuages.