Les tirs ukrainiens sur Makiïvka, dans le Donbass, sont parmi les bombardements les plus meurtriers pour l’armée russe depuis le début de la guerre, de l’avis même de Moscou. Surtout, cet épisode donne une très mauvaise image du commandement russe, qui semble avoir multiplié les erreurs pour assurer la sécurité de ses troupes.
Le bilan fait débat, mais le constat est unanime : c’est l’une des frappes ukrainiennes les plus meurtrières pour l’armée russe depuis le début de la guerre en Ukraine. Le bombardement de la ville occupée de Makiïvka, proche de Donetsk dans le Donbass, dans la nuit du 31 décembre 2022 au 1er janvier 2023, aurait tué 63 soldats russes, d’après Moscou. Kiev et des blogueurs russes proguerre font état, eux, d'un bilan allant jusqu'à 400 morts.
Le simple fait que le ministère russe de la Défense évoque officiellement un bilan souligne l’importance de cette attaque aux yeux de Moscou. Les autorités russes sont généralement promptes à minimiser voire à nier complètement les pertes de l’armée en Ukraine.
Manquement au b.a.-ba de la "sécurité des troupes"
L’état-major se devait de réagir rapidement tant la tragédie a mis les réseaux sociaux en émoi, notamment parmi les plus faucons des blogueurs russes, qui en ont profité pour accentuer leurs critiques à l’égard du commandement armé.
"Le pouvoir russe hésite entre sa tentation naturelle de minimiser le bilan et une volonté de présenter ce bombardement comme l’acte de 'lâches' Ukrainiens qui tuent les Russes dans leur sommeil", résume Jeff Hawn, spécialiste des questions militaires russes et consultant extérieur pour le New Lines Institute, un centre américain de recherche en géopolitique.
Mais surtout, le régime ne risque pas de trop s’étendre sur ces pertes. Les circonstances du bombardement ukrainien semblent, en effet, indiquer un "important échec opérationnel russe", assure Jeff Hawn.
Le fait de rassembler autant de soldats dans un même bâtiment – il s’agirait d’un centre de déploiement temporaire installé au sein d’une école pour des nouvelles recrues fraîchement mobilisées – dans une ville "non loin de la ligne de front et à portée des missiles de l’ennemi est le contre-exemple de ce qui devrait être fait pour assurer la sécurité de ses troupes", poursuit l’expert américain.
Sans oublier que ce centre provisoire a été installé à côté d’un dépôt de munitions, susceptible d’exploser à la moindre frappe ennemie. Le b.a.-ba de la "sécurité opérationnelle est de disperser les troupes à plusieurs endroits et loin de sites sensibles comme les dépôts de munition", précise Jeff Hawn.
Les Ukrainiens auraient aussi su quel bâtiment viser en raison d’une "utilisation importante par les militaires qui venaient d’arriver de leurs téléphones portables", a affirmé l’agence de presse russe Tass, citant une source proche des autorités séparatistes prorusses du Donbass.
Incompétence des officiers…
Là encore, "c’est vraiment une mauvaise pratique militaire", souligne Glen Grant, un analyste senior à la Baltic Security Foundation et spécialiste des questions militaires russes. "Il ne faut pas laisser les soldats utiliser leur propre téléphone car ce sont des signaux particulièrement utiles à l’ennemi pour localiser les troupes", ajoute Jeff Hawn. Et quand il y a des centaines d’appels passés depuis de multiples terminaux à un même emplacement, il n’est pas difficile pour le renseignement ukrainien de déterminer qu’il s’agit d’une cible militaire prioritaire à frapper.
Une négligence de la part des officiers russes d’autant plus difficile à comprendre que des erreurs similaires avaient été commises au début de la guerre. La propension des soldats russes à poster alors des images d’eux sur les réseaux sociaux ou à utiliser des services comme Tinder permettant d’être géolocalisé avaient déjà fourni des informations précieuses sur l’avancée des forces russes.
Le lourd bilan du bombardement de Makiïvka donne ainsi l’impression de gradés russes qui n’ont rien appris des erreurs du passé. Ils savent que les Ukrainiens guettent les signaux téléphoniques et aussi qu’ils disposent de lanceurs de roquettes Himars américains qui "sont quasiment impossibles à intercepter par les défenses antiaériennes dont disposent les Russes", précise Glen Grant.
Un épisode qui a, donc, des allures de chronique d’un carnage annoncé. Ce qui n’explique pas pourquoi le commandement russe a pris aussi peu de précautions pour déployer les nouvelles troupes envoyées au front.
"Une explication consiste à en faire une illustration de cette tendance des officiers russes à considérer les soldats comme de la simple chair à canon", note Glen Grant.
Une autre raison – qui peut aller de pair avec la précédente – tiendrait "à l’incompétence patente des officiers en poste sur place", estime Jeff Hawn. L’armée russe, qui a dû se résoudre à procéder à une mobilisation partielle de la population pour trouver des recrues, envoie ses meilleurs éléments directement sur le front. Ceux qui sont assignés à des centres de déploiement un peu en arrière "ne font sûrement pas partie du gratin des gradés", poursuit l’expert. Ils ne se rendent peut-être même pas compte des risques auxquels ils exposent les hommes qui viennent d’arriver.
… ou conséquence de la stratégie militaire russe ?
Mais ces lourdes pertes peuvent aussi être "la conséquence logique de la stratégie militaire adoptée par Moscou", estime Glen Grant. L’état-major russe concentre, en effet, ses efforts sur quelques zones géographiques où les soldats sont envoyés en grand nombre. De ce fait, "il y a peut-être tout simplement trop de monde dans cette zone", poursuit l’expert de la Baltic Security Foundation.
Par manque de place, l’armée russe doit ainsi se résoudre à jouer avec la sécurité des soldats. Dans ce scénario, des revers comme celui de Makiïvka sont appelés à se reproduire car face à des armements comme les Himars, ce n’est jamais une bonne idée de masser autant d’hommes à un même endroit. Car ce sont les nouvelles recrues qui en paient le prix fort.