La communauté kurde et ses soutiens se sont réunis samedi place de la République à Paris pour réclamer vérité et justice, au lendemain d’une attaque ayant fait trois morts et trois blessés à proximité du centre culturel kurde Amet Kaya, dans le 10e arrondissement.
De la tristesse et de la colère, des larmes et des visages fermés. Sur la place de la République noire de monde et hérissée de drapeaux, des centaines de personnes criaient samedi 24 décembre en kurde "Les martyrs ne meurent jamais" et "vérité et justice". Rassemblés pour rendre hommage aux trois personnes assassinées vendredi dans une attaque à proximité d’un centre culturel kurde, les manifestants brandissaient des drapeaux rouges et des affiches à l’effigie du leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Abdullah Ocalan.
Tous disent leur inquiétude et leur colère, après que le principal suspect, un retraité français de 69 ans appelé William M., a motivé son acte en garde-à-vue par son caractère "raciste". Multirécidiviste, le suspect était sorti de prison le 12 décembre dernier, après un an de détention provisoire pour avoir attaqué des migrants au sabre en 2021.
"Nous sommes soudés"
"On s’est réunis aujourd’hui pour montrer qu’on est toujours là même si on se fait tuer, explique Leiza, 22 ans. Il faut vraiment que la France réponde à ces crimes qui se passent sur son territoire. Moi, je suis franco-kurde, mes parents ont fui leur terre pour vivre ici paisiblement, pour avoir le droit de vivre leur culture, pour écouter de la musique kurde, des choses qui leur étaient interdites. Voir qu’ils se font tuer ici aussi, c’est triste et cela me fait peur. Je suis là pour montrer que nous sommes soudés, et que nous répondrons toujours présents."
Fesih, 40 ans, partage la même amertume. Il est venu ce matin de Rennes (nord-ouest) en voiture, avec son fils de trois ans. "Je suis là car j’ai mal au cœur, et parce que je suis en colère", confie-t-il. "C’est important pour nous de nous réunir, d’amener nos enfants, alors que nous sommes encore une fois visés. Pourquoi est-ce que cela arrive aux Kurdes ?".
Marc-Johane, Français de 20 ans, est venu pour apporter son soutien, et dénoncer le rôle joué par "l’extrême-droite" dans cette attaque "raciste". "Je suis venu par solidarité, explique le jeune homme. L’extrême-droite a attaqué, et cela risque de se reproduire, si on ne se protège pas, on va vers le désastre. Cela a commencé par des discours, et maintenant ce sont des meurtres !"
Mais ils sont peu, dans la foule, à partager cette analyse. La majorité des manifestants évoque plutôt une participation de la Turquie, en guerre avec le PKK, bien qu’aucun élément ne l’atteste à ce stade de l’enquête.
Le triple meurtre de vendredi fait en effet écho dans la mémoire des manifestants à l’assassinat de trois militantes kurdes, le 9 janvier 2013. Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Soylemez ont en effet été tuées par balles dans un contexte similaire et dans des circonstances troubles qui n’ont jamais été élucidées, le principal suspect étant mort d’un cancer avant d’avoir pu être jugé. La ressemblance entre les deux affaires n’a en tout cas pas échappé aux manifestants, qui brandissent des pancartes ornées du visage des victimes.
"Je veux la vérité"
"On est là aujourd’hui pour commémorer nos camarades tombés hier et pour réclamer la justice. Ce nouvel assassinat a lieu presque dix ans jour pour jour après le triple féminicide", pointe ainsi Ali, 22 ans. "Je pense que c’est un acte planifié, manigancé par les Turcs. Erdogan a menacé les Kurdes en Europe il y a un mois, ce n’est pas anodin. Je veux la vérité sur tout ce qu’il s’est passé."
Pour Evin, franco-kurde de 22 ans, il est donc fondamental que le parquet national anti-terroriste (Pnat) se saisisse de l’affaire.
"On veut que cet acte soit reconnu comme terroriste et que la lumière soit faite entièrement sur les motivations du tireur, estime la jeune femme, venue avec sa famille et ses amis au rassemblement depuis le Val-d'Oise, en Île-de-France. Notre communauté a été visée et je ne me sens plus en sécurité, cela aurait pu être moi ! On veut que justice soit faite !"
Le parquet national anti-terroriste (Pnat) s'est rendu sur les lieux de l’attaque mais pour l'heure, il n'y a "aucun élément qui privilégierait la nécessité de leur saisine", a expliqué la procureure de Paris, bien que le mobile raciste de l’acte ait été retenu par l'enquête. Mais sur l’estrade, des discours en kurde et en français se succèdent, et appellent à une enquête approfondie. SOS Racisme, le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, et la Ligue des droits de l’homme sont présents, tout comme plusieurs dirigeants politiques.
Sylvain Maillard, député Renaissance de Paris, promet ainsi à la foule : "rien ne sera caché, nous devons savoir exactement ce qu’il s’est passé hier, comme ce qu’il s’est passé il y a dix ans", tandis que le leader de la France Insoumise, Jean-Luc Mélenchon, a affirmé : "nous demandons que le parquet national antiterroriste soit saisi. Ce n’est pas une aventure individuelle."
"Vous êtes chez vous"
Émue, la maire du 10ᵉ arrondissement s’est quant à elle adressée à cette communauté très présente dans son quartier : "Le 10e est la terre des Kurdes depuis des dizaines d’années, a-t-elle déclaré. Je voulais vous dire notre chagrin que Paris, terre d’accueil, soit une terre qui fait peur aux Kurdes. Vous êtes chez vous !".
Si son discours est noyé par les applaudissements, craintes et colère parsèment la foule. "Le gouvernement français ne nous protège pas, dénonce Konak, franco-kurde de 37 ans. On est là pour protester, alors qu’on nous massacre. Nous sommes Kurdes, 50 millions de personnes divisées entre quatre pays, nous n’avons pas d’État, et bien trop de problèmes. Nous avons combattu contre Daesh, et tout ce que nous voulons, c’est protéger notre peuple."
Le visage d’une des victimes tuées hier, Emine Kara, connue aussi sous son nom de guerre Evîn Goyî, est ainsi imprimé sur de nombreuses pancartes. La jeune femme avait combattu Daesh avant de s’exiler en France pour y soigner ses blessures de guerre et s’occuper du Mouvement des femmes kurdes en France. Arrivée il y a un an, sa demande d’asile venait d’être refusée par l’OFPRA. Deux hommes ont également perdu la vie dans l’attaque perpétrée vendredi : un habitué du centre culturel, Abdulrahman Kizil, et un chanteur kurde réfugié politique, Mir Pewer.
Peu après 13 h 30, des heurts ont éclaté en marge du rassemblement, et la police a fait usage de gaz lacrymogène pour disperser des personnes qui dégradaient du mobilier urbain dans les rues adjacentes. Mais les appels au calme lancés depuis l'estrade ont été suivis sur la place, jusqu'au départ en manifestation du cortège, qui s'est élancé à 14 heures pour aller à la place de la Bastille.