Depuis le 20 novembre, les Kurdes du Nord-Est syrien sont sous le feu des bombes turques. Cette offensive aérienne, lancée par Recep Tayyip Erdogan après l'attentat non revendiqué du 13 novembre à Istanbul, pourrait s'étendre avec l'envoi de troupes sur le terrain. Une opération qui pourrait déstabiliser le nord de la Syrie, où les jihadistes du groupe État islamique recrutent de nouvelles générations de combattants, selon Fabrice Balanche, maître de conférences en géographie à l’université Lumière Lyon 2.
L'étau se resserre autour des Kurdes syriens. Recep Tayyip Erdogan ne cesse de marteler son intention d'ordonner, "le moment venu", une offensive terrestre dans le nord-est de la Syrie en guise de représailles à l'attentat qui a fait six morts et des dizaines de blessés à Istanbul le 13 novembre.
Cette attaque, attribuée par Ankara aux Kurdes de Syrie et au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en Irak, qui nient toute implication, a déjà ouvert la voie à l'opération aérienne "Griffe Épée", dans le nord-est de la Syrie. Washington a appelé Ankara à la retenue tout en reconnaissant la légitimité de ses exigences de sécurité, mardi 29 novembre.
"Une poursuite des combats, et plus particulièrement une offensive terrestre, compromettraient gravement les gains durement acquis dans la lutte contre le groupe État islamique et déstabiliserait la région", a déclaré à la presse le général américain Pat Ryder.
Un appel également lancé par Moscou, allié du régime syrien. Si la Turquie mettait ses menaces à exécution, "nous serons obligés d'élargir l'étendue de cette guerre" pour qu'elle englobe l'ensemble de la zone frontalière, a averti le commandant en chef des Forces démocratiques syriennes (FDS), Mazloum Abdi, qui a déploré la position "faible" de Washington. Les FDS (dominées par les Kurdes) ont exhorté la Russie à faire pression sur la Turquie.
Entre 2016 et 2019, la Turquie a mené trois opérations d'envergure dans le nord de la Syrie contre les milices et organisations kurdes. Le président turc, au pouvoir depuis 2002 et candidat à sa réélection en juin 2023, répète vouloir créer une "zone de sécurité" de 30 km de large le long de sa frontière sud.
Appuyées par la coalition internationale menée par les États-Unis, les FDS avaient été le fer de lance de la lutte contre le groupe jihadiste État islamique en Syrie entre 2015 (la bataille de Kobané) et 2019 (la prise de Baghouz). D'où une certaine amertume de leur part.
Pour Fabrice Balanche, maître de conférences en géographie à l’université Lumière Lyon 2, Recep Tayyip Erdogan entend assurer sa réélection en juin 2023 en exaltant le nationalisme turc. Mais une opération terrestre pourrait favoriser l'émergence d'une nouvelle génération de jihadistes du groupe État islamique en Syrie.
France 24 : Qu'est-ce qui pourrait empêcher une offensive terrestre turque en Syrie ?
Fabrice Balanche : Si les Russes et les Américains veulent s'y opposer fermement, il leur suffit de déployer des troupes à la frontière entre la Turquie et la Syrie pour empêcher les Turcs d’attaquer. Or, c’est le contraire qui se passe. Les Russes ont arrêté les patrouilles communes avec les Turcs dans les régions susceptibles d’être attaquées. Même chose pour les Américains, qui ont exfiltré leur personnel civil du Nord-Est syrien.
La question n’est donc pas "si" mais "quand" l'offensive va être lancée ?
Recep Tayyip Erdogan a été trop loin dans le discours et dans les actes pour reculer aujourd’hui. Cela fait plus d’un an qu’il menace d’attaquer, qu’il demande le prolongement de sa zone de sécurité. Et c'est le bon timing. Russes et Américains ont besoin du président turc dans la crise ukrainienne. Personne ne veut se le mettre à dos. Il monnaie donc ses services pour annexer un nouveau territoire kurde dans le nord de la Syrie. Au printemps, on a vu Erdogan mettre son veto à l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’Otan parce que les deux pays avaient des liens trop forts avec les Kurdes de Syrie. La Suède s'est engagée à ne plus les soutenir. En juin 2023, il y a des élections législatives et présidentielle en Turquie. Erdogan est en poste depuis 2002 mais il y a une certaine usure du pouvoir. En face, l’opposition est divisée. D’un côté, les kémalistes, et de l’autre, le Parti démocratique des peuples (HDP), prokurde. Les kémalistes soutiendront une attaque dans le nord de la Syrie. Le HDP, lui, est vent debout contre cette perspective, ce qui empêche l'alliance électorale de l’opposition face au Parti de la justice et du développement (AKP) [parti islamo-conservateur du président Erdogan, NDLR]. Erdogan a intérêt à lancer cette offensive terrestre pour des raisons domestiques, pour renforcer le nationalisme turc. Taper sur les Kurdes, c’est toujours le moyen de rassembler la population derrière lui.
Quelle est la situation dans le nord-est de la Syrie ?
J’ai passé un mois dans la région en janvier 2022, à Kobané, Raqqa, Deir-Ezzor. C’est une catastrophe pour la population. Elle survit. Il y avait pénurie de fuel, d’électricité, et le pain – qui est fabriqué avec une mauvaise farine – est rationné. Cette région était le grenier à blé de la Syrie dans le passé. Faute d’engrais, d’irrigation, à cause de la sécheresse, la mauvaise gestion, la guerre, ils sont réduits à importer du blé. C’est invivable. La population est frustrée et ne croit plus au devenir indépendant, autonome, du Nord-Est syrien. Les Arabes n’y ont jamais cru et n’en veulent pas. Les Kurdes, même ceux qui sont dans l’administration locale, n’y croient plus guère. Les Turcs savent qu’ils ne vont pas se battre.
Est-ce que les Kurdes se sentent abandonnés ou trahis par les Occidentaux ?
C’est dur à admettre et ils ont mis du temps à le faire. Les Kurdes ne font plus confiance aux États-Unis. Ils ne les ont pas aidés lorsque la Turquie s’est emparée d’Afrin en 2018 et encore moins en octobre 2019 quand elle a conquis Tal Abyad et Ras al-Aïn. À chaque fois, la population kurde a été victime d’une épuration ethnique par les supplétifs arabes et turkmènes de l’armée turque. L’Occident apporte une aide d’urgence à la région, mais c’est insuffisant pour lancer un processus de reconstruction, qui n’est pas à l’ordre du jour du côté des bailleurs. Par ailleurs, l’aide humanitaire et économique génère une corruption éhontée comme en Afghanistan ou au Mali. La population est frustrée de la voir captée par une minorité qui s'enrichit. C’est du bon pain pour Daech.
Est-ce que ce contexte pourrait favoriser un retour du groupe État islamique en Syrie ?
Daech n’a jamais vraiment été éradiqué. Les combattants sont dans le maquis ou dans des cellules dormantes. En janvier, il y a eu l’attaque de la prison d'Al-Sinaa à Hassaké pour libérer les détenus [3 500 jihadistes du groupe État islamique y étaient détenus, dont des dirigeants, NDLR]. La ville d'Hassaké est coupée en deux. Au nord, il y a les Kurdes. Au sud, les Arabes. La prison est au sud. Les combattants ont infiltré les quartiers sud pendant des mois. Ils ont loué des appartements. Puis ils sont sortis du bois et ont lancé l’assaut. Les services de renseignement kurdes n’ont rien vu. Dans la zone arabe, il y a eu un enthousiasme pour ce qui se passait. Il y a la nostalgie de Daech. Ils disent : "Avec eux, ça allait mieux. On avait du pétrole, de l’électricité, il y avait du commerce avec l’Irak." On sait que Daech recrute une nouvelle génération de combattants. Ce sont des adolescents, des frustrés qui ont le choix entre basculer dans la drogue avec le Captagon [amphétamine dérivée d'un médicament utilisé pour traiter la narcolepsie ou les troubles du déficit de l'attention, NDLR], qui fait des ravages dans cette région, et rejoindre Daech pour se sentir utile, avoir une identité et gagner un peu d’argent. Vous achetez les gens pour 50 dollars par mois sans problème. Il n’y a pas eu de réconciliation dans la région. Les massacres ont été tellement massifs que la régulation tribale ne fonctionne plus. C'est difficile d’obtenir le pardon. Il y a des milliers de gens qui sont cachés et qui n’osent pas rentrer chez eux par peur de la loi du talion. Ils constituent la base de Daech.
Sous quelle forme pourrait revenir le groupe État islamique ? Une guérilla ?
Daech est aussi présent en Irak, dans la région de Mossoul, dans la province d’Al-Anbar, dans le Kurdistan irakien. Il y a des cellules qui commettent régulièrement des attentats. Cependant, reconstituer le califat avec une emprise territoriale, comme sous l'émir Abou Bakr al-Baghdadi, n'est plus une bonne stratégie. Daech a compris que gérer un territoire signifiait gérer le mécontentement des gens et que cela créait des cibles faciles pour une intervention étrangère. Aujourd'hui, Daech préfère rester dans la clandestinité, harceler le régime en place, quel qu’il soit.
Quelle est la position du régime syrien face aux Turcs et au groupe État islamique ?
Le régime de Damas pense qu’il a gagné, et c’est objectivement le cas. Il reste le nord de la Syrie à reconquérir. Les zones sous contrôle turc, notamment la région d’Idleb, ne seront pas facile à réintégrer. Damas a repris le contrôle des deux tiers du territoire notamment grâce à la neutralité bienveillante de la Turquie, conformément au pacte secret Poutine-Erdogan d'août 2016 : tu me donnes un morceau des Kurdes, je te donne un morceau des rebelles. La Turquie contrôle 4 millions d’Arabes sunnites qui ont fui le régime de Damas et n’ont pas envie de se retrouver sous le contrôle de l’armée syrienne. Damas n’a pas envie non plus de réintégrer ces personnes déplacées dans le Nord car ça poserait un problème de sécurité. Après, il y a le problème des Kurdes dans le Nord-Est qui sont soutenus par les Américains et qui contrôlent 30 % du territoire, dont les ressources en pétrole. Damas attend que le fruit soit mûr. L'offensive turque est imminente. Le régime syrien ne se battra pas contre les Forces démocratiques syriennes. Il va attendre que les Turcs attaquent et que les FDS s’écroulent. Daech n’est pas un péril pour Damas. L’avoir toujours présent permet de réunir les Syriens derrière le régime. C’est comme ça qu'il a été sauvé en 2014. La priorité des Occidentaux était devenue l’élimination de Daech et non plus la chute de Bachar al-Assad.